letras

Revista Letras

EISSN: 2215-4094

Número 62 Julio-diciembre 2017

Páginas de la 117 a la 149 del documento impreso

Recibido: 8/7/2017 • Aceptado: 6/10/2017

URL: www.revistas.una.ac.cr/index.php/letras



Identifier, déchiffrer et interpréter le code énigmatique dans l’œuvre de Jean Ray : vers une lecture policière du conte « Le Gardien du Cimetière »

(Identificar, descifrar e interpretar el código enigmático en la obra de Jean Ray: hacia una lectura detectivesca del cuento « Le Gardien du Cimetière »

Juan Carlos Jiménez Murillo1

Universidad Nacional, Costa Rica

Résumé

Cet article se propose de montrer les relations existantes entre le récit fantastique et le récit policier à travers l’analyse du conte « Le Gardien du Cimetière » de l’écrivain belge Jean Ray. La coexistence de ces deux registres littéraires à l’intérieur de ce conte, constitue l’occasion de se centrer sur le rôle du lecteur, conçu celui-ci comme un détective qui doit se livrer à un travail de développement de stratégies de lecture. Sous la forme d’une suite de neuf étapes, à partir du modèle proposé par le tchèque Jiří Šrámek, le lecteur doit s’interroger, repérer les indices, les étudier et les trier pour aboutir enfin au dénouement de l’énigme.

Resumen

Este artículo describe las relaciones existentes entre el relato fantástico y el policíaco mediante el análisis del cuento «El guardián del cementerio»/«El guarda del cementerio», del escritor belga Jean Ray. La coexistencia de dos registros literarios dentro de la historia permite centrarse en la función del lector, percibido como un detective que debe desarrollar varias estrategias de lectura. A lo largo de nueve etapas, según el modelo planteado por Jiří Šrámek, el lector debe cuestionarse, identificar pistas, estudiarlas y clasificarlas para finalmente lograr la resolución del enigma.

Mots-clés : littérature belge, littérature fantastico-policière, lecteur-détective, Jean Ray, rôle du lecteur

Palabras clave: literatura belga, literatura fantástica-policiaca, lector-detective, Jean Ray, papel del lector

Pour que le lecteur puisse bien jouer le jeu, il faut que
l’auteur d’histoires fantastiques l’aide de toutes les façons
possibles et discrètes à domestiquer l’hypothèse impossible.

H. G. Wells : Préface aux Romans Scientifiques, 1934

Nombreux sont les écrivains francophones qui ont contribué à diffuser le genre fantastique, leurs œuvres se multipliant depuis la seconde moitié du xviiie siècle, elles continuent de nos jours à hanter les lecteurs qui avides de suspens et d’horreur attendent les effets frissonnants de se sentir confrontés aux créatures fantasmagoriques. Mais parmi ces écrivains-là, le belge Jean Ray, de son vrai nom Jean Raymond Marie de Kremer, occupe une place vraiment à part du fait qu’il a instauré un style propre où les visions cauchemardesques s’entremêlent souvent aux angoisses propres de la vie réelle. Ses récits, peuplées de spectres et d’êtres venant de l’au-delà, s’insèrent dans des univers macabres et hallucinatoires tout en se juxtaposant au saisissement éprouvé par le lecteur devant le démêlement des fils qui conforment l’intrigue policière.

Fusionnant, ainsi, les techniques du fantastique au récit policier, Jean Ray, considéré le maître du fantastique belge, ouvre un double volet dans le domaine de la littérature fantastique. Non seulement il a élargi considérablement le langage symbolique qui sème l’ambiguïté typique de ce genre, mais il engage le lecteur dans une sorte de lecture de type enquête dont la visée consiste à se servir de sa perspicacité interprétative comme procédé de décryptage des indices cruciaux pour la compréhension du récit :

Mais il est un schéma où le policier et le fantastique se rejoignent, et marchent la main dans la main : c’est celui, bien connu, du détective spécialisé dans l’étrange et l’irrationnel, et qui explique l’inexplicable par la seule force de ses petites cellules grises (à l’occasion, aussi, de ses poings). 2

Écrit en 1919, le conte « Le Gardien du Cimetière » s’inscrit justement dans cette sous-catégorie du fantastique qu’on pourrait désigner comme fantastico-policier donc il fonctionne sur le schéma du manque et entraîne déjà une problématique à résoudre, tout en situant les faits dans un cadre sombre où planent en même temps les hallucinations, l’horreur et l’incertitude. C’est justement l’énigmaticité de ce conte qui renvoie à la dimension herméneutique comme instrument nécessaire à l’interprétation du langage symbolique, voire hiéroglyphique, que le lecteur est invité à déchiffrer. S’appropriant ainsi du code énigmatique, il parviendra au dévoilement du mystère policier.

Ce réseau de signes que Jean Ray parvient à tisser si bien dans ce conte fonctionne, alors, comme un emballage qui masque l’énigme, voire le noyau de l’intrigue. S’annonçant, alors, discrètement grâce à des pistes disséminées par ici et par là, la voie pour accéder au centre de l’intrigue devient alors labyrinthique, un vrai défi pour le lecteur qui devra surpasser les obstacles du texte pouvant déboussoler son attention, lui empêchant le décodage du message crypté.

Le lecteur-détective

La suite de traces énigmatiques s’accroissant à mesure que l’histoire avance, le lecteur de ce conte est interpellé, alors, à côté du narrateur-protagoniste à saisir le fonctionnement de ces indices. Il devient, alors, par définition, un lecteur-détective. Or, sa tâche consiste à se servir de sa loupe interprétative et rechercher du sens dans le texte. Prélever les indices, savoir les questionner, savoir émettre des hypothèses et les interpréter tout en reconstituant la part manquante constituent des stratégies de lecture essentielles lui permettant de dégager clairement une vision d’ensemble.

C’est ainsi qu’en articulant la découverte du sens caché dans le texte, le lecteur-détective accèdera à la résolution de l’énigme. S’il ne parvient pas à une conclusion satisfaisante par l’analyse des pistes qu’il a réunies, il se fait évident qu’il n’a pas effectué une bonne lecture-enquête dès le départ.

Même si, au début du récit, les indices-empreinte apparaissent diffusément ou sont à demi cachés insérant l’hésitation comme trait typique de l’esthétique fantastique, ceux-ci se multiplient et deviennent de plus en plus inquiétants pour le lecteur. En tant que lecteur de textes énigmatiques, le lecteur-détective, requis dans ce conte, est confronté au défi paradoxal de reconstruire un raisonnement logique menant au coupable tout en clopinant dans la surface floue des lois irrationnelles qui règlent l’univers fantastique de Jean Ray.

Prédisposé à voir apparaître dans les décors mis en place des phénomènes sinistres, le lecteur-détective doit développer une certaine expertise lui permettant de se servir des renseignements qui lui procure le code inscrit dans des traces écrites et le tourner à son avantage pour parvenir à l’assemblage progressif de différentes pièces du puzzle menant finalement à la résolution du mystère.

Trouver la clé de chaque trace écrite revient ainsi pour le lecteur à la reconstruction du panorama complet de l’énigme. Guidé ainsi par le suivi des pistes, le cheminement parcouru par le lecteur-détective se construit justement par l’exploration, voire la fouille des traces qui vont au-delà de simples trouvailles.

Approche du récit fantastique proposée par Jiří Srámek

Inspiré des théories de Vladimir Propp, le romaniste tchèque Jiří Srámek suggère une approche du récit fantastique qu’il conçoit comme un phénomène surnaturel complexe conformé à partir d’un enchaînement ou suite d’étapes. Se succédant l’une après l’autre, celles-ci se structurent dans une suite de neuf phases selon l’ordre suivant : les signes, la tentation, l’initiation, la manifestation, la méfiance, la confirmation, l’acceptation ou la lutte, l’explication et la victoire ou la défaite.

Voici plusieurs indices présents dans le conte qui, regroupés selon les fonctions de personnages proposées par Jiří Srámek dans son article « Les fonctions narratives et les rôles des personnages dans le conte fantastique »3, contribuent à dégager non seulement le fait surnaturel mais, en plus, sous l’effet de la surprise va générer un renversement chez le lecteur en dévoilant à la fin un triple crime grâce justement à l’enquête menée par le narrateur-détective. Celui-ci, à son tour, persuade le lecteur-détective de s’engager dans l’aventure d’une lecture-enquête tout en se dévoilant lui-même, de façon inattendue, comme un assassin, le responsable des meurtres.

1. Les Signes : Dans cette première étape, le héros-narrateur est témoin des signes avant-coureurs qui préparent la manifestation d’un événement insolite qui surviendra d’une manière inattendue.

En effet, l’irruption du personnage fantastique dans ce récit est annoncée dès le début du conte par des signes avant-coureurs qui favorisent la mise en scène d’une atmosphère inquiétante qui tient le lecteur-détective en haleine. Au lecteur-détective d’interpréter leur sens, c’est-à-dire de les mettre en relation avec les événements pressentis susceptibles d’arriver concrètement à posteriori. Parmi ces indices, on peut signaler les suivants :

Auto-description dressée par le narrateur :

Figure emblématique du récit fantastique, le narrateur protagoniste confronté aux pouvoirs paranormaux qui menacent constamment son stabilité mentale et physique, constitue dans ce conte un élément primordial qui favorise son rapprochement au lecteur. Mais cette prédisposition du narrateur devient en même temps une invitation, une première piste pour lecteur à participer du raisonnement policier que ce personnage effectue.

La narration à la première personne, ici une sorte confession ou témoignage livré par le protagoniste en face du juge d’instruction, conduit le lecteur à s’interroger sur l’identité et l’instabilité de ce personnage, jusqu’à comprendre quelques pages après, à la fin du récit, qu’il ne s’agit que du coupable qui rend déclaration.

Initié ainsi par une réplique, que le lecteur déduira se fait à la suite d’une question du juge qui ne prend jamais la parole dans l’histoire, déclenche le doute et fait comprendre le lecteur qu’il est en face d’une lecture complexe où l’incipit est indispensable pour comprendre la suite :

— La raison pour laquelle je devins le gardien du cimetière de Saint-Guitton, monsieur le Juge d’instruction ? Mon Dieu, la voici : la faim et le froid.4

Étant donné la proximité qui s’instaure entre les faits racontés selon la perspective de ce personnage misérable les ayant vécus réellement et les décrivant selon sa perspective personnelle, la reconstitution des événements perçue par le lecteur se fait d’une manière quasi clinique.

Socialement isolé, l’énonciation subjective du narrateur permet au lecteur de s’introduire dans la vie de ce gardien taciturne qui se découvre lui-même comme un être miséreux tout en incitant le lecteur à entreprendre une enquête afin d’éclaircir le mystère qui entoure non seulement son existence mais celui qui garde le cimetière de Saint-Guitton. C’est ainsi qu’une fois la quête déclenchée par ces repères, le lecteur est poussé à remonter à ce qui l’a causée :

Imaginez-vous quelqu’un, vêtu d’un complet d’été, ayant fait soixante kilomètres séparant deux villes : celle où on lui a refusé tout travail et tout secours, et celle qui fut son dernier espoir. Imaginez-vous cet être nourri de carottes glacées sentant le purin de l’engrais et de pommes reinettes, aigres et dures, oubliées sur l’herbe d’un verger désert ; imaginez-le trempé par une pluie d’octobre, courbé sous de grosses rafales qui accouraient du nord, et vous aurez devant vous l’homme que je fus, lors de mon arrivée dans la banlieue de votre sinistre ville.

« J’entrai dans la première maison, qui est une auberge à l’enseigne des Deux-Pluviers, où le patron charitable me réconforta de café chaud, de pain et d’un hareng saur et où, au récit de ma détresse, ce brave homme m’apprit qu’un des gardiens du cimetière de Saint-Guitton venait de partir et quel l’on cherchait un remplaçant. (« Le Gardien… », s. p.)

Mené ainsi par les appréciations protagoniste, qui trace un itinéraire en spirale, le lecteur perçoit le monde à travers les yeux du gardien, en détachant le nœud en même temps que le narrateur.

Questionnement sur les morts :

Suscitant la curiosité du lecteur, les indices prémonitoires qui teintent les premières impressions du gardien, prennent un rôle essentiel pour la détection de la pointe de l’iceberg qui conforme la totalité du mystère à résoudre. La question suivante vise directement le personnage fantastique comme responsable de la situation du narrateur qu’à ce stade-là reste encore en suspens. Au lecteur de considérer cette trace comme faisant partie essentielle de son projet de lecture :

Pourquoi les morts m’auraient-ils fait peur ? Les vivants m’avaient tant fait souffrir. Pouvaient-ils être plus méchants que ces derniers ? (« Le Gardien… », s. p.)

La superstition des banlieusards

Une autre piste qui fait irruption dans ce conte est la présence de croyances irraisonnées fondées sur la crainte comme moyen pour comprendre certains faits inexplicables.

C’est ainsi que les habitants du village qui servait de cadre au cimetière de Saint-Guitton, ne sont pas épargnés de ce type de superstitions au point de refuser l’industrialisation du terrain réservé au cimetière abandonné et de le conserver intact de peur d’être punis par les revenants voyant profaner ce lieu sacré :

La municipalité, qui est pauvre et qui envoie maintenant ses morts dormir dans l’immense nouveau cimetière de l’Ouest, avait caressé l’espoir de convertir la nécropole en terrains industriels.

« Mais les manufacturiers n’en voulurent point, aussi superstitieux sans doute que les banlieusards qui, le soir, autour de leurs petits feux bourrés de coke, en entendant le vent se plaindre dans les ifs du cimetière de Saint-Guitton, racontent d’horribles histoires de revenants. (« Le Gardien… », s. p.)

Ce respect bizarre que les manufacturiers et les banlieusards ressentaient envers le cimetière et la personnification que le narrateur fait du vent dans le paragraphe antérieur constituent des pistes encerclant ce récit dans une atmosphère sinistre. De cette manière, les superstitions mentionnées par le narrateur persuadent le lecteur à ne pas voir de simples faits fortuits, mais l’œuvre de forces vivant dans le monde des esprits. Le paragraphe suivant délaye, en outre, les caractéristiques lugubres de l’espace où se développent les actions.

Quelques mots maintenant sur le cimetière de Saint-Guitton ; c’est un immense champ de repos où l’on n’enterre plus depuis vingt ans. Les pierres tombales y sont effritées et leurs inscriptions mangées par les lichens et les pluies. Des monuments funéraires y sont tombés en ruine. D’autres ont été engloutis par des effondrements partiels et émergent en quelques centimètres de pierre grise. Une sorte de brousse hâve a envahi les allées, et les pelouses sont comme une jungle. (« Le Gardien… », s. p.)

Achat mystérieux du cimetière et surveillance extrême voulue par la duchesse Opoltchenska

La tâche du lecteur-détective, comme l’affirme Guri Barstad, se caractérise parce qu’il est infiltré subitement dans une sorte de jeu, où il est obligé de participer. Comme s’il s’agissait d’une devinette, il est entraîné dans le chemin de la déduction où sa perspicacité intellectuelle de lecteur entre également en jeu lui indiquant la direction à suivre, l’orientant vers le cœur de l’énigme :

Il s’agit donc d’un jeu entre enquêteur et criminel où le criminel cache quelque chose que l’enquêteur tente de découvrir. Mais le lecteur du roman à énigme fait aussi partie du jeu : au niveau de l’écriture l’auteur dissimule et le lecteur tente d’élucider.5

Le criminel dont parle Bastard s’annonce dès le début de ce conte. Appelé à rétablir la compréhension des faits, le lecteur-détective doit essayer de se mettre à la place du héros-enquêteur, de vivre dans la peau de ce personnage et ainsi d’être attentif à la suite de déductions logiques que peuvent se faire à partir des personnages suspects. Deux pistes, dans le fragment suivant, paraissent mener au coupable, résultant essentielles pour conduire le lecteur à le démasquer à la fin du récit. Ces pistes sont esquissées, à peine, par le narrateur : d’une part l’apparition inattendue de la duchesse Opoltchenska dont le narrateur hésite sur sa vraie origine et sa volonté d’acheter, à tout prix, le vieux cimetière abandonné :

Peu de temps avant sa mort, la richissime duchesse Opoltchenska — noblesse russe ou bulgare — proposa à la ville d’acheter le cimetière désaffecté pour une somme fantastique, à la condition qu’elle pût y avoir sa tombe et qu’elle fût la dernière à y être inhumée.

« Elle ajouta que le cimetière serait gardé nuit et jour par trois gardiens, aux frais desquels un legs pourvoyait. Deux de ses anciens serviteurs étaient désignés, un troisième était à adjoindre. Je le répète, la ville était pauvre, elle accepta d’emblée. (« Le Gardien… », s. p.)

En s’arrêtant quelques instants sur sa façon d’observer, de réfléchir et de déduire, le lecteur-détective doit faire attention à ce personnage suspect qui emballé dans une nébuleuse de mystère, fait une irruption soudaine dans l´histoire et dont le narrateur ne sait pas dire si elle est russe ou roumaine. Le lecteur devra se questionner sur des faits passés autour la duchesse Opoltchenska qu’il faut essayer d’établir et de reconstruire rationnellement et méthodiquement sur des données et des faits préalablement établis.

Mesures que le narrateur s’engage à respecter :

Ayant été engagé comme gardien dans ce cimetière abandonné plutôt par le manque de travailleurs qui refusaient de prendre un tel métier que par sa condition misérable, le narrateur révèle au juge d’instruction une série des règles qu’il a dû accepter tout de suite, se compromettant à les respecter fidèlement. Attentif à ce type de détails, le lecteur-détective doit se méfier à l’égard de cette réplique du narrateur et tâcher de trouver la cause du fonctionnement suspect qui caractérisait un tel métier :

En entrant en fonction, j’ai dû jurer la rigoureuse observation du règlement : ne pas quitter le cimetière pendant la durée de mon engagement — une année —, n’avoir aucun rapport avec l’extérieur, ni chercher à en avoir. Ensuite, ne jamais approcher du mausolée de la duchesse.

Velitcho, qui est strictement affecté à la surveillance de ce coin du cimetière, m’apprit que sa consigne était de faire feu sur n’importe qui s’approcherait de la tombe. (« Le Gardien… », s. p.)

Prétendant maintenir le gardien pratiquement coupé du monde, isolé et replié sur lui-même, un mystère voilé devait sûrement se cacher derrière tout ce code comportemental. La façon dont on surveillait le tombeau de la duchesse Opoltchenska sème d’autre part les soupçons chez le lecteur, il devrait s’agir d’un lieu stratégique du fait qu’on avait autorisé le gardien à tirer si quelqu’un menaçait de s’y approcher.

Toutes ces impressions auxquelles le lecteur-détective pourrait y réfléchir traduisent le fait que le lecteur n’est plus un simple spectateur de ce qu’il lit, mais il acquiert plutôt la sensation de participer à la narration et à la résolution de l’énigme.

Personnalité bizarre d’Ossip et de Velitcho :

Ossip et Velitcho les deux gardiens du cimetière constituent des personnages au portrait typiquement suspect. Dès le début de l’histoire ils agissent étrangement. Tout en accueillant pour la première fois le héros-narrateur, ils ne peuvent pas dissimuler un rare plaisir à le voir engagé comme leur nouveau collègue dans ce nécropole :

Ces deux gardiens m’ont fait excellent accueil.

Ce sont des colosses à la mine de bouledogues. Pourtant, ils doivent être de braves gens, car j’ai vu leur joie et leur énorme satisfaction devant mon bel appétit, et ce ne sont que les braves cœurs qui sourient à l’appétit des misérables. (« Le Gardien… », s. p.)

Le lecteur-détective pourra remarquer un léger changement dans la focalisation que le narrateur porte envers ces deux gardiens. Tout d’abord, les considérant de charitables collègues, quelques jours après ils deviennent aux yeux du narrateur des personnages incarnant l’incertitude :

Au-dehors, il n’y a que le vent et les ténèbres ; Ossip et Velitcho parlent peu.

Leurs visages tournés de trois quarts vers la haute fenêtre badigeonnée de nuit, ils semblent toujours aux écoutes, et ces grosses figures de chiens de garde semblent refléter l’angoisse.

Et pourquoi ?

Je souris à la superstition de leurs âmes frustes et, en ces moments, je me sens supérieur à eux. Oui, pourquoi l’effroi ? Au-dehors, il n’y a que l’obscurité des nuits d’hiver, que la plainte aigre du vent. (« Le Gardien… », s. p.)

Réticents tous les deux, à l’attitude suspicieuse et à l’air affreux et menaçant, ils constituent des voies grâce auxquelles on parvient à démasquer le coupable. Le portrait que le narrateur ébauche de ces personnages-ci est double car à mesure que la lecture avance ils montreront leur vraie personnalité. Leur conduite est propre des personnages opposants chargés d’aider le personnage fantastique et de faire obstacle à l’enquête du protagoniste.

Des soins culinaires exagérés :

Il résulte également soupçonneux pour le lecteur-détective de trouver des attentions culinaires tellement exagérées de la part des deux gardiens pour le narrateur, lequel n’était en réalité qu’un simple homme qui n’en avait pas vraiment besoin. Se livrant abondamment aux plaisirs de la table, on lui sert au héros-narrateur des plats vraiment exquis chaque jour. Ceci constitue une piste qui permet au lecteur de déduire un intérêt dissimulé à nourrir d’une manière tellement excessive le protagoniste :

Vous cacherai-je ma joie d’avoir été agréé sur-le-champ par deux gardiens restants, qui semblaient avoir pleins pouvoirs sur le cimetière et les affaires qui s’y rattachaient ? Non, car je reçus tout de suite de chauds vêtements et un repas. Ah ! mais quel repas ! De larges tranches de viande rouge, des pâtés ruisselants de jus, des fritures aussi copieuses que dorées. (« Le Gardien… », s. p.)

Stupéfait comme il était à assouvir voracement son appétit, le narrateur est incapable encore de jeter des soupçons sur la conduite de ces deux hommes. Toutefois, le lecteur-détective peut anticiper ses raisonnements et commencer à douter des gardiens. Ossip surtout, le responsable de l’approvisionnement des ingrédients nécessaires à la préparation de tous ces délices, était le seul à avoir du contact avec le monde extérieur et donc à exercer un certain contrôle sur le protagoniste :

Ossip, le second gardien, le seul qui sortait du cimetière pour aller aux provisions, nous confectionnait d’exquis petits plats de gibier. Oh ! je me rappelle une étonnante galantine de volaille, figée dans un jus doré et qui fondait dans la bouche, onctueuse comme une crème de viandes tendres, de truffes, de pistaches, de piments et de graisse fine.

Mes journées se passent à manger et à me promener dans le mélancolique parc qu’est devenu le cimetière. (« Le Gardien… », s. p.)

Parfois le lecteur-détective, selon soit sa perspicacité et sa capacité d’analyse des pistes, peut surpasser même les raisonnements du narrateur-protagoniste. Le fragment suivant montre un narrateur un peu naïf encore qui prenait les soins démesurés de deux gardiens comme des signes d’affection envers lui. Mais quelque chose lui résultait inexplicable : il avait beau dévorer tous ces banquets, il ne prenait pas de poids, bien au contraire il continuait à être maigre. Voilà un indice élémentaire rendant le lecteur directement au démêlement du mystère. Alors, qui ou quoi pouvait empêcher le gardien de grossir ? :

Ossip et Velitcho me gâtent ! Que d’admirables menus !

Dire que l’autre jour, comme je n’avais pas montré le même appétit qu’aux autres repas, ils marquèrent une inquiétude presque ridicule.

Velitcho a reproché à son compagnon de n’avoir pas soigné le repas comme toujours, dans des termes d’une violence exagérée.

Depuis, Ossip ne fait que me consulter sur mes goûts et mes préférences. Ah ! les braves gens.

À ce régime, je devrais grossir comme une caille. Il n’en est rien. C’est curieux, par moments, je me trouve même une mine extrêmement souffreteuse. (« Le Gardien… », s. p.)

Des bruits sinistres :

Voulant délimiter la peur comme un élément essentiel dans la littérature fantastique, l’écrivain H.P. Lovecraft l’a définie comme « l’émotion la plus ancienne et la plus forte de l’humanité » (H.P. Lovecraft, Supernatural Horror in Literature, 1973). Dans le conte « Le Gardien du Cimetière », cette émotion effroyable dont parle Lovecraft émerge et se voit intensifiée par des effets sonores qui annoncent souvent au lecteur l’apparition soudaine des faits insolites.

En effet, ces bruits étranges dont on ne connaît pas l’origine constituent des traits caractéristiques du décor lugubre du cimetière et placent le protagoniste dans un état constant d’incertitude et d’insécurité. C’est ainsi qu’à chaque fois que le narrateur perçoit ces sons étranges briser le silence monotone du cimetière, un sentiment de malaise l’envahit :

J’ai emprunté une carabine à Velitcho mais, piètre tireur, je ne parviens qu’à éveiller par-ci, par-là un écho, qui passe alors, pendant quelques secondes, comme une pauvre plainte entre les tombes oubliées. (« Le Gardien… », s. p.)

L’irruption des bruits inattendus, comme ceux produits par le murmure du vent se faufilant presque imperceptiblement dans le cadre silencieux, mélancolique et sombre du cimetière sème le doute chez le héros-narrateur. Le récit prend, alors, une orientation véritablement horrifique, tout en transmettant au lecteur un effet d’appréhension ou du suspens :

Je souris à la superstition de leurs âmes frustes et, en ces moments, je me sens supérieur à eux. Oui, pourquoi l’effroi ? Au-dehors, il n’y a que l’obscurité des nuits d’hiver, que la plainte aigre du vent. (« Le Gardien… », s. p.)

Ces sonorités bizarres paraissent s’accélérer ou ralentir en confondant le narrateur. Des cris émis par des oiseaux nocturnes, par exemple, induisent l’apparition des sentiments inquiétants permettant ainsi de prolonger l’expérience horrifique. Ces effets sonores constituent alors des clés permettant d’anticiper l’immersion des faits surnaturels puis de frissonner d’effroi en confirmant leur avènement :

Parfois, haut dans le ciel, des rapaces nocturnes crient à la mort et, lorsque la lune se tient, petite et brillante, dans le coin de la plus haute vitre, j’entends les pierres se fendre sous l’effet du gel. (« Le Gardien… », s. p.)

2. La Tentation : À partir de cette étape-ci, le héros-narrateur commence à porter de l’intérêt au mystère qui signalé par les indices avant-coureurs semble s’accentuer progressivement dans l’histoire. C’est ainsi que le narrateur fait un retour en arrière grâce à une analepse, et avoue au Juge que tous ces faits étranges qu’il a vécus au cimetière, il les a notés dans son journal, non sans insister qu’il ne ressentait aucune peur de la nuit. Mais en réalité ce protagoniste est intrigué par une sensation de curiosité qui l’intrigue et qui le pousse à suivre périodiquement le développement de ces faits étranges :

Non, je ne crains pas la nuit dans le cimetière. Ce que j’appréhende, c’est l’ennui, et c’est ce qui m’a conduit à tenir mon journal, ou plutôt à noter mes impressions, car ce n’est pas, à proprement parler, un journal, puisqu’il ne porte ni jour ni date. (« Le Gardien… », s. p.)

Quelques lignes après, le héros-narrateur continue à parler de son journal et qualifie son expérience dans le cimetière comme une effrayante aventure. Évidemment, un grand changement s’est opéré dans la vision qu’il portait sur les faits racontés. Au début il ne parlait que de l’ennuie et tout suite après il paraît s’approcher d’un fait mystérieux. On n’essaye plus d’expliquer l’ennuie comme l’élément inquiétant le héros-narrateur dans ce journal mais plutôt un autre sentiment difficile à définir :

C’est de ce cahier que j’extrais tous les passages relatifs à mon effrayante aventure, monsieur le Juge d’instruction. Je n’ai pas voulu vous astreindre à lire les poétiques descriptions de tombes encapuchonnées de neige, ni mes idées sur Grieg Wagner, ni mes préférences littéraires, ni mes élucubrations philosophiques sur la peur et la solitude. (« Le Gardien… », s. p.)

3. L’initiation : Selon Jiří Srámek dans cette étape le héros-narrateur rencontre un personnage qui l’initie au mystère qui l’inquiète ou le tente, éventuellement il trouve une autre source de qui le conduit au dévoilement du secret. En effet, c’est une petite blessure que le narrateur découvre derrière son oreille qui l’initie à la découverte de l’énigme :

La blessure mystérieuse :

Le fait de bien déchiffrer l’énigme codée où était attrapé le protagoniste depuis son arrivée au cimetière, permet au lecteur-détective non seulement d’accéder à la cause de l’affaiblissement inexplicable que le narrateur ressentait mais de découvrir de nouvelles ramifications qui composaient la complexité de ce mystère. Constater que le narrateur avait une blessure étrange derrière son oreille pousse le lecteur à s’anticiper même au narrateur et à penser éventuellement au vampirisme comme une cause possible de cette blessure :

Une sourde douleur me tenaille la peau derrière l’oreille gauche. En regardant de près dans le miroir, je découvre une légère rougeur autour d’une minuscule boursouflure de chair vive. C’est une petite plaie de rien du tout, mais elle me fait bien mal... (« Le Gardien… », s. p.)

Pour réaliser une lecture de décodage autour de cette découverte du narrateur, il est nécessaire pour le lecteur-détective d’activer l’aspect mécanique de la lecture. Cette maîtrise suppose, à son tour, une connaissance suffisante pour le lecteur-détective du modus operandi propre des êtres vampiriques pour saisir avec exactitude les possibles suspects entourant le narrateur :

Oh ! comme j’ai mal ! La boursouflure rose derrière mon oreille, s’est agrandie. Au centre, la petite plaie, plus profonde, saigne.

Oh ! j’ai mal !... J’ai mal !... J’ai mal !... (« Le Gardien… », s. p.)

La mystérieuse apparition du coq-faisan :

Une autre source qui mène directement le protagoniste vers le centre même du mystère autour duquel tourbillonnaient tous ces faits bizarres est sans doute l’apparition mystérieuse d’un coq-faisan. C’est ainsi qu’à l’instar du Lapin Blanc qu’Alice poursuit jusqu’à tomber dans un terrier l’emmenant au pays des Merveilles, le nouveau gardien du cimetière se trouve d’emblée confronté au tombeau de la duchesse Opoltchenska.

Cet oiseau étant apparemment un élément anodin dans le récit a alors comme fonction de servir de guide au gardien, de lui indiquer le chemin reliant le monde réel au monde de l’au-delà, donc il éveille la curiosité dévorante du protagoniste qui ne peut pas refuser de partir à sa poursuite. La course incessante du coq-faisan l’entraîne vers un lieu sinistre dont il ignore la présence terrifiante de la duchesse et dont il arrive à entendre sa voix. Mais cette première approche directe avec l’être surnaturel est vite effacée au lecteur par l’apparition soudaine de Velitcho :

Aujourd’hui, comme je battais les taillis, à l’affût de quelque ramier ou d’une bécasse, quelque chose a bougé dans les branches proches : j’ai vu un splendide coq faisan poussant sa tête fine entre deux brindilles. L’occasion était trop belle, je tirai. La bête blessée s’enfuit devant moi, une aile pendante.

Bravement, je m’élançai, et une poursuite assez longue commença. Soudain je m’arrêtai, abandonnant ma proie. Je venais d’entendre une voix. Elle était rauque et plaintive. Des mots, lamentables et presque suppliants, sonnaient dans une langue inconnue.

Je regardai autour de moi. Derrière une lourde haie de cyprès et de sapins se profilait une masse sombre : le tombeau de la duchesse.

J’étais en terrain défendu.

Me rappelant l’avertissement de Velitcho, je battis en retraite, juste à temps pour voir ce dernier sortir du bosquet de conifères, nu-tête et pâle comme un mort. (« Le Gardien… », s. p.)

4. La manifestation : L’événement fantastique se manifeste dans cette étape ouvertement aux yeux du héros qui s’en rend clairement compte. Mais dans ce récit, cette manifestation se montre de deux façons différentes. Tout d’abord de manière un peu ambiguë à travers d’un rêve ; puis nettement et présagée à l’avance par le cri du courlis :

Ambiguïté voire limite diffuse du rêve et de la réalité :

Un autre élément qui fait basculer le lecteur-détective dans l’univers fantastique esquissé par Jean Ray dans ce conte, est sans doute la présence du rêve. Parallèlement au cadre sinistre du cimetière de Saint-Guitton, la dimension onirique, voire cauchemardesque constitue un trait essentiel qui définit l’esthétique fantastique qui caractérise l’œuvre de Jean Ray. Celui-ci prête une certaine vraisemblance à tout ce qui se présente comme appartenant au domaine du rêve. Elément primordial dans le développement ambigu qui prend ce récit, le rêve place autant le héros-narrateur que le lecteur-détective dans une position chancelante, où tous les deux s’interrogent et hésitent entre une explication rationnelle et une explication surnaturelle des phénomènes évoqués :

Cette nuit-là, j’eus un sommeil hanté de cauchemars ; j’eus l’impression d’un poids énorme m’écrasant la poitrine et, dans ma torpeur, ma plaie me faisait atrocement souffrir. (« Le Gardien… », s. p.)

Souvent floues, les frontières qui délimitent le rêve et la réalité semblent s’effacer permettant la matérialisation des phénomènes cauchemardesques, ressentis par le narrateur. Projetant ainsi aux yeux du lecteur des images et des angoisses qui paraissent accompagner réellement le narrateur une fois celui-ci parfaitement éveillé. Effectivement, c’est par le biais du songe que Jean Ray perce un trou dans la réalité permettant l’intrusion du personnage fantastique dans l’intrigue du conte, le rendant parfois visible comme dans le fragment suivant où le surnaturel semble faire irruption dans le visible :

Ossip et Velitcho me regardent. Ils croient que je dors. Je résisterai encore une minute, une seconde peut-être...

Horreur ! Le courlis a crié près de la fenêtre.

Oh ! quelque chose d’atroce, d’épouvantable s’est passé !... Là... contre la vitre, un visage d’enfer s’est collé. De terribles yeux vitreux, des yeux de cadavre, des cheveux d’un blanc de neige, hérissés comme des lances, et une bouche immense ricanant sur des dents noires, une bouche rouge, rouge comme du feu, ou comme du beau sang qui coule. Puis la roue de feu a tourné dans ma tête et le sommeil est venu, et les cauchemars. (« Le Gardien… », s. p.)

Abattu par une forte sensation d’essoufflement et d’impuissance associée à une vision terrifiante, le héros-narrateur reste attrapé à la croisée de deux cadres le fantastique et le réel ne pouvant pas revenir à ce dernier donc étant tous les deux indissociables, ceux-ci semblent se confondre. Jean Ray place ainsi ce protagoniste dans une dimension de l’incertain. Rêveur éveillé, à mi-chemin entre l’étrangeté et la normalité, le narrateur ne peut plus discerner entre ses perceptions réelles et son imagination, entraînant le lecteur-détective dans le cercle de ses hallucinations.

Jean Ray se plaît, alors, à supprimer les frontières entre la raison et la folie, faisant ainsi naître une sorte de conflit entre les dimensions consciente et inconsciente du héros-narrateur. En effet, la transition entre rêve et réalité n’étant pas du tout nette, le lecteur perd la notion des repères qui délimitent le délire de la lucidité et montre parfaitement la confusion et l’incertitude sans savoir si le récit interne formulé dans le rêve et repris au réveil et vice-versa. En outre, le héros-narrateur décrit ses rêves avec une telle précision surtout lorsqu’il décrit l’être fantasmagorique qu’il donne l’impression de l’avoir réellement regardé. Cet amalgame imprévu qui s’établit entre le réel et l’irréel permet de consolider le fait invraisemblable et de l’inscrire dans le cadre de la réalité. Cette succession de dimensions réelles et oniriques traduit dans ce conte une superposition de cadres de référence qui fait naître l’ambivalence comme élément essentiel du récit.

Le cri du courlis, un prélude de la manifestation claire du surnaturel :

Le cri du courlis fonctionne dans le conte comme un prélude anticipant habituellement la présence évidente de l’être surnaturel. Mais c’est à ce stade-là que ces cris s’intensifient en alertant le lecteur à se préparer à la confrontation subite avec le personnage fantastique qui n’a pas encore été dévoilée :

Hier, j’ai eu une première impression de peur. Pourtant, je dois avouer qu’il n’y avait matière qu’à un sursaut désagréable.

Entre chien et loup, comme je sortais d’une petite allée transversale, un cri affreux a déchiré le silence. Il me semble avoir vu sortir Velitcho de la maison de garde et s’enfoncer en courant dans les taillis.

Lorsque je suis arrivé au poste, j’ai vu Ossip surveiller attentivement les fourrés assombris ; comme je lui ai demandé ce qu’était cet appel, il m’a répondu qu’il s’agissait d’un courlis. Le lendemain, Velitcho m’en rapporta un qu’il avait tué.

Drôle de petite bête à l’immense bec, long comme une dague, et quelle vilaine clameur pour un oiseau, pourtant gracieux.

J’ai ri en palpant son duvet cendré, mais mon rire a sonné faux et mon impression d’angoisse ne s’est pas dissipée complètement, comme je l’aurais voulu. (« Le Gardien… », s. p.)

Ayant d’abord une impression vague sur l’apparition de cet oiseau, le héros-narrateur voyant que ce cri se répétait cycliquement et qu’il prévoyait toujours l’irruption des phénomènes bizarres et menaçants, il s’acharne de plus en plus à découvrir l’origine de cette prémonition, mais sans avoir encore clairement conscience sur ce que cet indice pourrait annoncer. S’entêtant à l’instar du narrateur, le lecteur est entraîné dans cette quête à la découverte du sens caché qui portait le courlis. Eclaireur de situations inexplicables, le cri du courlis en tant que signe prémonitoire devient, alors, une évidence claire qui met le lecteur sur la piste du sinistre jusqu’à lui révéler même l’identité du suspect :

Quelque chose a frôlé les vitres.

Silence...

Quelqu’un ou quelque chose est entré dans la chambre. Quelle atroce odeur cadavéreuse !

Des pas glissent vers ma couche...

Et tout à coup un poids formidable m’écrase.

Des dents aiguës mordent ma plaie douloureuse et d’atroces lèvres glacées sucent goulûment mon sang.

Avec un hurlement, je me redresse.

Et un hurlement plus hideux que le mien y répond.

Ah ! l’épouvantable vision, et comme il m’a fallu toute ma force pour ne pas défaillir ! (« Le Gardien… », s. p.)

5. La méfiance : La première manifestation du fantastique passée, le héros se met à en douter, il cherche avec acharnement une explication acceptable. Un changement s’opère à l’intérieur du protagoniste, ayant un regard naïf comme il le montre au début ; à ce stade-là il se méfie des faits qui l’entourent :

Le chur comme boisson somnifère et hallucinogène :

Outre la succulente nourriture que le protagoniste consommait chaque jour, il y avait une autre piste à laquelle le lecteur-détective devra être très attentif, il s’agit d’une substance mystérieuse qu’il a commencé à ingérer peu de temps après son arrivée au cimetière. Lui produisant une profonde somnolence, le chur ou skur était une substance somnifère préparée par Ossip. Le narrateur ne tarde pas à connaître les effets hallucinogènes de ce boisson donc en le buvant il entrait dans une sorte de délassement qui l’éloignait pendant certaines heures de sa réalité quotidienne et le faisant accéder dans un monde évasif :

Vers minuit, Ossip nous prépare une boisson chaude qu’il appelle « chur » ou « skur».

C’est un breuvage presque noir, fleurant bon les plantes étranges. J’en bois avec un plaisir extrême ; à peine la dernière gorgée est-elle avalée qu’une exquise chaleur me pénètre ; j’éprouve un sentiment de bien-être inouï ; je voudrais rire et parler, ne fût-ce que pour demander une seconde tasse. Mais voilà que je ne le puis pas ; une roue multicolore se met à tourner devant mes yeux et je n’ai que le temps de me jeter sur mon lit de camp, pour m’endormir aussitôt. (« Le Gardien… », s. p.)

Quelques paragraphes après, plusieurs indices ayant conduit le narrateur-protagoniste à se méfier de ses deux collègues, il parvient à tirer une conclusion bouleversante qui finira pour renverser le nœud de ce conte. Le narrateur s’aperçoit que pendant tout ce temps-là, il avait été dopé sous l’effet narcotique du chur alors que les deux gardiens n’en buvaient pas. Le narrateur et le lecteur devront se livrer, de cette façon, à la découverte de la raison qui avait mené les gardiens lui offrir cette boisson :

Oh ! j’ai peur...

Quelque chose se passe. Comment ne l’ai-je pas remarqué auparavant ? Ni Ossip ni Velitcho ne boivent le « chur ». Ce matin, ils ont oublié les trois tasses sur la table ; seule la mienne contenait des restes de breuvage, les leurs étaient nettes !

Je DOIS dormir ! (« Le Gardien… », s. p.)

Déclin progressif de la santé du narrateur :

Se succédant l’une après l’autre, toutes ces pistes paraissent s’assembler dans une sorte d’enchaînement qui, s’organisant graduellement, permettra au lecteur-détective de faire de nouvelles constatations, plus proches chaque fois du nœud à résoudre. Parmi ces constats, il y en a un qui résulte crucial dans cette trame et que le lecteur-détective découvre à travers le regard du narrateur. En effet, le héros-narrateur s’aperçoit qu’il était de plus en plus faible. Ses forces l’abandonnaient au point d’oublier même l’heure de se lever :

Décidément, ma santé n’est pas aussi brillante qu’elle devrait l’être. Pourtant, je mange comme un loup et Ossip se surpasse. Mais, le matin, une bizarre torpeur me tient encore au lit, alors que le soleil joue sur le carreau, que j’entends le coup de fouet de la carabine de Velitcho et le tintamarre des casseroles d’Ossip. (« Le Gardien… », s. p.)

Cette découverte conduit autant le narrateur que le lecteur à s’interroger sur les possibles mobiles qui avaient engendré cette situation.

6. La confirmation : Le fantastique vient à se manifester de nouveau, de manière que les doutes du héros sont dissipés, le fantastique étant ainsi confirmé.

L’avertissement menant à la confirmation :

Le réseau d’indices prémonitoires s’organisant autour de l’étrange se multiplient par tout dans le texte afin avertir le héros-narrateur, de le préparer à l’intrusion progressive du personnage fantastique. En effet, dans ce conte on trouve plusieurs indices successifs mais un seul parmi eux fonctionne comme le vrai avertissement qui le mène à la confirmation de ses soupçons. C’est ainsi que la perception policière du narrateur est soudainement stoppée par un fait inhabituel qui bascule complètement son attention, faisant virer toutes les hypothèses qu’il avait formulées dès le début. C’est une inscription apparemment rédigée par Pierre Brunen, le dernier gardien qu’il remplaçait, qui le mettait en alerte au cas où il n’abandonnerait toute de suite ce cimetière, le persuadant aussi de d’abandonner son intérêt à résoudre le mystère qu’il cherchait à dévoiler depuis son arrivée :

L’inscription avait beaucoup souffert, mais j’ai pu lire quand même :

«Ami, si tu ne peux pas fuir, ceci sera la place de ta tombe. Ils en ont tué sept. Je serai le huitième, car je n’ai plus de force. Je ne sais ce qui se passe ici. C’est un horrible mystère. Fuis !

«Pierre Brunen. »

Pierre Brunen ! Je me rappelle : c’est le nom de mon prédécesseur. Les huit croix indiquent les tombes des gardiens adjoints qui se sont succédé depuis huit années. (« Le Gardien… », s. p.)

La plupart des indices prémonitoires présents dans le texte relèvent du sens implicite, c’est-à-dire il s’agit des indications qui ne sont qu’inférées indirectement, le lecteur-détective doit les deviner grâce à sa perspicacité car elles ne sont pas écrites noir sur blanc dans le texte. Par contre l’avertissement est clairement explicité car sa fonction est de détourner l’attention du protagoniste lui empêchant une sanction que généralement, comme c’est le cas dans ce conte, loin de l’obéir, il va le transgresser.

Essentiellement bâtie sur le raisonnement logique et la déduction, l’enquête menée par le héros-narrateur connaît un vrai tournant aussitôt que l’avertissement se présente donc celle-ci s’approche de son étape finale à ce stade-là. La reconstruction faite à partir de la fragmentation des indices avant-coureurs est prête à révéler finalement l’identité du coupable, alors il ne manque que quelques pièces pour que l’assemblage final du puzzle soit terminé. Stupéfait, le héros-narrateur découvre, ainsi, la destinée qui l’attendait :

J’ai tâché de fuir : j’escaladai le mur nord à un endroit où j’avais découvert quelques aspérités.

Déjà les hallebardes du faîte se rapprochaient de moi, lorsque soudain, à deux pouces de ma main, une pierre éclata, puis une autre, puis une autre. Au bas du mur, Velitcho froidement m’ajustait de sa carabine, et ses yeux avaient l’éclair glacé du métal, celui dont on fond les cloches qui sonnent le glas des morts.

Je suis retourné à l’enclos des croix. À côté de celle de Brunen s’ouvre une fosse fraîchement creusée. C’est ma tombe prochaine. (« Le Gardien… », s. p.)

7. L’acceptation ou la lutte : Le fantastique exerce sur le héros une influence soit malfaisante, et dans ce cas il peut lutter contre lui, soit bienfaisante, et dans ce cas il l’accepte. Mais le protagoniste de ce conte éprouve ces deux sentiments. Tout d’abord, il accepte sa situation désavantageuse dans le cimetière donc il se reconnaît victime des faits surnaturels se trouvant à la merci d’une vampiresse qui se nourrissait de lui-même les soirs. Mais cette acceptation va incarner chez lui un sentiment de lutte, il comprend qu’il doit combattre Ossip et Velitcho qui s’étaient mis d’accord pour l’endormir en le faisant ingérer le skur :

Oh ! fuir ! souffrir la faim et le froid le long des routes hostiles, mais non mourir dans ce mystère et dans cette horreur.

Mais ils me gardent et leurs regards rivent mes pas comme des chaînes.

J’ai fait une découverte. C’est peut-être le salut. Ossip verse dans le « chur » le contenu d’une fiole sombre.

Où peut-il la cacher ?

J’ai trouvé la fiole !

J’en ai examiné le contenu, un liquide incolore d’une odeur douce...

J’agirai ce soir...

C’est fait, j’ai versé le narcotique dans leur thé...

Le verront-ils ? Mon cœur, mon pauvre cœur, comme il bat !

Ils boivent ! Ils boivent ! Et j’ai du soleil dans l’âme.

Ossip s’est endormi le premier. Velitcho m’a regardé avec un étonnement immense, puis une lueur féroce a passé dans ses yeux et sa main a cherché son revolver, mais il n’a pu achever le geste. Il est tombé endormi sur la table. (« Le Gardien… », s. p.)

Même si au début, il voulait fuir, une fois qu’il a compris qu’il pouvait lutter contre les personnages opposants du cimetière, il préfère d’y rester pour aller jusqu’au fond de l’énigme. Un esprit de lutte l’envahit et il promet de venger les autres gardiens qui étaient été morts avant lui :

J’ai pris les clefs d’Ossip, mais comme j’ouvrais la lourde porte du cimetière, l’idée m’est venue que ma tâche n’était pas finie, qu’il y avait derrière moi une énigme à résoudre et huit morts à venger, que, les gardiens vivants, je serais peut-être en butte à d’infernales persécutions. (« Le Gardien… », s. p.)

8. L’explication : Le héros découvre un fait qui supprime le fantastique, ou du moins il peut s’en faire une idée qui paraît rationnellement acceptable. L’être surnaturel qui le tourmentait n’était autre que le cadavre du fantôme de la duchesse Opoltchenska qui les soirs prenait la forme d’une horrible vampiresse :

L’énigme finalement résolu, le personnage fantastique est démasqué :

Décomposé en une multitude de pistes disséminées capricieusement partout dans le texte, le mystère qui entourait le cimetière de Saint-Guitton concernant directement le héros-narrateur se présente dès le début du récit comme un puzzle dont chacune de ses pièces disjointes représente un vrai défi pour le protagoniste qui, dès son optique de détective, doit forcément le reconstituer pour parvenir au cœur de l’énigme, à la visualisation nette de l’inexplicable phénomène qui l’affaiblissait de plus en plus.

Se sentant parfois découragé, lorsque les pièces de ce code énigmatique ne présentaient aucun lien entre elles, le protagoniste a dû fouiller tout au long du récit des lieux sombres du cimetière et interroger discrètement des suspects, parvenant finalement au dévoilement du visage caché de l’être surnaturel. C’est ainsi que grâce à une procédure policière le héros-narrateur arrive à construire, à contre-courant, son propre parcours. Chaque indice s’emboîtant l’un avec l’autre, grâce l’enchaînement de raisonnements permet, à terme, d’éclaircir ce mystère, la richissime duchesse Opoltchenska a été finalement démasquée :

« Je me suis couché sur mon lit de camp et j’ai feint de dormir.

Le courlis a crié plus près.

Quelque chose a frôlé les vitres.

Silence...

Quelqu’un ou quelque chose est entré dans la chambre. Quelle atroce odeur cadavéreuse !

Des pas glissent vers ma couche...

Et tout à coup un poids formidable m’écrase.

Des dents aiguës mordent ma plaie douloureuse et d’atroces lèvres glacées sucent goulûment mon sang.

Avec un hurlement, je me redresse.

Et un hurlement plus hideux que le mien y répond.

Ah ! l’épouvantable vision, et comme il m’a fallu toute ma force pour ne pas défaillir !

A deux pas de ma figure, le visage de cauchemar apparu jadis à la fenêtre me fixe avec des yeux de flamme et, de la bouche, affreusement rouge, un filet de sang suinte, MON SANG.

J’ai compris. La duchesse Opoltchenska, issue des pays mystérieux où l’on n’a pu nier l’existence des lémures et des vampires, a prolongé sa chienne de vie en buvant le sang jeune des huit malheureux gardiens !

Sa stupeur ne dura qu’une seconde. D’un bond, elle fut sur moi. Ses mains griffues fouillaient mon cou.» (« Le Gardien… », s. p.)

9. La victoire ou la défaite : Dans cette dernière étape, le héros profite du fantastique ou réussit à s’y opposer, ou il en sort ruiné ou frustré.

L’ambigüité à la fin : fait surnaturel ou folie ?

Confrontés à l’insolite tout au long du récit, le lecteur-détective à côté du héros-narrateur demeurent dans la perplexité et la difficulté de l’interprétation des faits étranges qui se succèdent l’un après l’autre même jusqu’à la fin du conte où loin de trouver une résolution valable, ils affrontent d’emblée une inexplicable incohérence.

C’est ainsi que le narrateur finit alors pour mettre le lecteur-détective en présence de deux possibilités susceptibles d’expliquer la destinée finale de la duchesse Opoltchenska : l’une irrationnelle et l’autre rationnelle s’excluant mutuellement toutes les deux d’autant plus que ce personnage surnaturel laisse parfois des empreintes visibles de sa présence.

C’est justement au sein de ces deux attitudes contradictoires d’où naît le doute : Comment si la duchesse Opoltchenska était morte il y avait huit ans, le narrateur a-t-il pu la tuer ? Avait-t-il tout rêvé ? Était-il peut-être fou ?

Trahi ainsi par ses propres déductions, en se méfiant des évidences qu’il croyait justes, harcelé des questions, le lecteur-détective finit par basculer à la merci de l’incertitude puisque la réalité évoquée par le narrateur est étrange et ambiguë :

Rapidement mon revolver cracha ses dernières balles et avec un grand hoquet qui éclaboussa les murs de sang, la vampire s’écroula sur le sol.

― Et voilà, monsieur le Juge d’instruction, pourquoi, à côté des cadavres de Velitcho et d’Ossip, vous trouverez celui de la duchesse Opoltchenska, décédée il y a huit ans et inhumée au cimetière de Saint-Guitton. (« Le Gardien… », s. p.)

Le narrateur : d’un héros psychopathe ?

Au début du récit, le lecteur-détective pourrait facilement se tromper et croire que le protagoniste de ce conte n’est qu’un gardien simplet, miséreux et timide se cachant derrière son bloc-notes sur lequel il retranscrivait jour après jour son expérience dans le cimetière. Pourtant, sa personnalité évoluant au fur et à mesure que l’histoire avance, ses attitudes et son comportement viennent d’emblée démentir cette première impression.

Ce narrateur est loin d’être l’abruti protagoniste qui pourrait laisser penser sa façon de s’exprimer. En effet, ce sont justement de petits détails accompagnant ses longues répliques qui, parfois, le trahissent laissant s’échapper légèrement sa vraie personnalité.

En se plongeant dans cette aventure, le lecteur-détective déchiffrera non seulement le code énigmatique menant au personnage surnaturel mais aussi la personnalité psychopathique du protagoniste. Il s’agit en fait d’un être replié sur lui-même, qui sombré par l’obsession et la frayeur est signalé coupable d’un délit dont il doit rendre témoignage en face d’un Juge instruction :

Je suis retourné, j’ai pris le revolver de Velitcho, j’ai appliqué le canon derrière l’oreille des gardiens, et là, à la même place où ma petite plaie me fait tant souffrir, j’ai tiré...

Ils n’ont pas bougé.

Seul, Ossip a eu un grand frisson.

Et seul, en face des cadavres, j’attends le mystère de minuit.

Sur la table, j’ai disposé les trois tasses, comme tous les soirs.

J’ai mis les casquettes des gardiens sur la plaie rouge de leurs têtes ; de la fenêtre, on dirait qu’ils dorment. (« Le Gardien… », s. p.)

C’est ainsi que la fausse image du héros victime harcelé par une vampiresse avide du sang humain deviendra plus confuse encore à la fin du récit s’entremêlant celle-ci au dénouement typique des récits policiers. Le lecteur-détective remarquera, aussi, que le héros a son style propre pour décrire des scènes macabres. En effet, incapable de ressentir de remords ou de culpabilité une fois ces crimes commis, il semble prendre plaisir à les évoquer en détail par exemple, le temps qui s’écoule tout juste après le meurtre des gardiens et qui constitue une étape de préparation au meurtre de la duchesse Opoltchenska. À l’affut de celle-ci, ce gardien paraît se réjouir atrocement en décrivant cette scène :

L’attente commence. Oh ! comme les aiguilles de l’horloge glissent lentement vers minuit, l’ancienne heure terrible du « chur» !

Le sang des morts tombe goutte à goutte sur le carrelage, à petit bruit doux, comme celui des feuilles s’égouttant après une ondée de printemps.

Et le courlis a crié...

Je me suis couché sur mon lit de camp et j’ai feint de dormir. (« Le Gardien… », s. p.)

Apprenant au début du récit que le protagoniste avait été engagé dans le cimetière plutôt parce qu’il s’agissait d’un métier rejeté que par les qualités qu’il montrait comme gardien, le lecteur comprend que ce gardien est un individu inadapté aux normes sociales.

Dans ce conte, Jean Ray s’apparentant, alors, au style maupassantien choisit comme protagoniste de son histoire un assassin aliéné dont l’indifférence éprouvée pour les autres personnages entraîne souvent la violence et l’agressivité tout à côté de l’harcèlement ……. En plus dans ce conte, il s’opère une curieuse inversion des rôles puisque l’assassin se révèle finalement être le narrateur lui-même.

Situé à la croisée de limites mouvantes où paraissent se diluer autant l’ambigüité du fantastique que l’énigmaticité du roman policier, le lecteur du conte « Le Gardien du Cimetière » est confronté à la dimension ludique du récit fantastico-policier. Hésitant tantôt entre les vraies et les fausses pistes, tantôt les dépassant afin franchir le seuil du mystère, le lecteur-détective doit apprendre à s’approprier des règles de ce jeu. Se faufilant ainsi entre l’anticipation, le décodage et finalement l’accès au cœur de l’énigme, il défiera à chaque pas la complexité du récit fantastique.

Parvenu, alors, au dénouement final connaissant la clef du mystère, le lecteur fermera le livre tout en se disant que ce qu’il venait d’apprendre, cette combinaison d’indices sautait aux yeux dès le début mais il n’a pas su la voir. Même si l´histoire paraissait décousue, les pistes n’ayant pas aucun lien réel entre elles, il reste l’impression que tout ce cadre avait été déjà subtilement préparé.

À l’instar d’un jeu d’échecs, la lecture de ce conte constitue, alors, un espace stratégique servant de cadre à une sorte de bataille entre le narrateur et le lecteur. En effet, la lecture devient, dès cette optique-là, un combat entre héros et lecteur où chacun à leur tour essayera à tout prix soit de cacher l’énigme le rendant chaque fois plus complexe soit de le dévoiler grâce à l’assemblage des pistes. C’est ainsi qu›en cherchant à stimuler les capacités essentielles du lecteur pour entreprendre une lecture-quête et le mener à la compréhension du code énigmatique qui caractérise son œuvre, Jean Ray lui apporte finalement la satisfaction de le faire passer d’une situation incompréhensible, de non-sens, à une situation qui même clarifiée n’est pas du tout libre d’ambiguïté :

On pourrait ramener le récit d’énigme criminelle à deux notions de base : « voir » et « dire ». Quelqu’un, le criminel, a tué sans être vu et ne veut pas le dire ; quelqu’un d’autre, le détective, n’a pas vu, mais va reconstituer par sa parole, ce qu’il n’a pas pu voir. Lorsque le « dire » va coïncider avec le « voir », l’énigme sera résolue.6


1 Escuela de Literatura y Ciencias del Lenguaje. Correo electrónico: jcjm79@costarricense.cr

2 Jean-Paul Labouré, Harry Dickson, les détectives de l’étrange ou quand la littérature policière rencontre le Fantastique, <http://polarophile.free.fr/lectures/20100417_LES_DETECTIVES_DE_L_ETRANGE_Article.pdf>, 27-7-17.

3 Jiří Šrámek, « Les fonctions narratives et les rôles des personnages dans le conte fantastique», Études romanes de Brno, XV (1984) : 21-31.

4 Jean Ray, Les contes du whisky. Paris : Alma, éditeur, 2016. (Bruxelles : La Renaissance du Livre, 1925). Disponible en ligne : <https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Gardien_du_cimeti%C3%A8re> ; <http://www.larevuedesressources.org/le-gardien-du-cimetiere,1456.html?debut_lesart=10>.

5 Guri Ellen Barstad, Le roman à énigme. Cours FRA-3113, UITØ. Printemps (2005).

6 Marc Lits, Pour lire le roman policier (Bruxelles : De Boeck-Duculot, 1989) 86.


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