Revista N.° 72
Julio-Diciembre 2022
ISSN 1409-424X; EISSN 2215-4094
Doi: https://dx.doi.org/10.15359/rl.1-72.4
URL: www.revistas.una.ac.cr/index.php/letras

« L’homme au foulard rouge » ou l’Unheimlich freudien chez Jean Ray1

(«El hombrecillo del pañuelo rojo» o el Unheimlich freudiano en Jean Ray)

Juan C. Jiménez Murillo2

Universidad Nacional, Heredia, Costa Rica

Résumé

Cet article se centre sur le conte « Mon fantôme (l’homme au foulard rouge) » de l'écrivain belge Jean Ray, qui en est aussi le protagoniste et dans lequel il est déchiré entre son altérité et sa mêmeté face aux apparitions de son fantôme personnel tout au long de sa vie. Pour cette raison, on propose une lecture analytique qui détermine le lien énigmatique existant entre Ray et cet être spectral à partir des notions freudiennes d'Unheimlich et Heimlich, qui se focalisent sur le doute qui naît de la rencontre entre l'inconnu et le familier.

Resumen

El artículo se centra en el cuento «Mi fantasma (el hombrecillo del pañuelo rojo)» del escritor belga Jean Ray, quien también se configura como protagonista y en el cual se debate entre su alteridad y su mismidad frente a las apariciones de su fantasma personal, a lo largo de su vida. Por ello, se propone una lectura analítica para determinar el enigmático lazo existente entre Ray y este ser espectral a partir de las nociones freudianas de Unheimlich y Heimlich, las cuales se centran en la duda que surge del encuentro entre lo desconocido y lo familiar.

Mots-clés : fantôme, Jean Ray, Sigmund Freud, Unheimlich, Heimlich

Palabras clave: fantasma, Jean Ray, Sigmund Freud, Unheimlich, Heimlich

…ce qui n’appartient pas à notre maison et pourtant y

demeure, tel un intrus permanent dont nous ne savons

trop s’il nous dérange par le désordre qu’il crée ou s’il

nous anime par la survenue intempestive.

Jean-Bertrand Pontalis

« Le premier récit de ce livre peut lui servir de préface. Bien que l’apparition insolite dans ma vie de "l’homme au foulard rouge" m’ait causé plus d’appréhension que de plaisir, j’éprouve une certaine satisfaction à pouvoir ouvrir un recueil d’histoires de fantômes par un texte qui ne doit rien à l’imagination3 »: c’est avec ces mots, servant de prélude aux onze récits qui composent Le Livre des fantômes, que Jean Ray s’adresse à ses lecteurs, les insérant dans un univers cauchemardesque où les êtres vivants et les spectres semblent se côtoyer. Toutefois, bien qu’il essaye d’offrir une introduction générale à cet ouvrage, il est vrai aussi que ces propos portent tout particulièrement sur l’un de ces contes, le premier parmi ceux-ci, intitulé « Le fantôme à moi (L’homme au foulard rouge) », récit apparemment incontournable dans la vie de cet écrivain d’autant plus qu’il est tiré, selon ses mots, d’une expérience personnelle vécue dans la réalité :

Mais ceci est une histoire vraie, sans ajouts ni lumières, elle ne m’a causé aucun trouble profond et, si j’en avais fait un conte il aurait eu la fade pâleur de la lune à son déclin. (4)

Mais, si cet écrivain avance déjà, dès ces premières lignes, quelques précisions sur la thématique qu’abordera ce récit, celles-ci résultent manifestement restreintes pour inférer déjà une hypothèse sur le contenu. En effet, bien que ses appréciations contribuent à éveiller la curiosité du lecteur, elles ne sont pas suffisamment spécifiques pour l’éloigner du doute, le plongeant plutôt dans les gouffres de l’ambivalence.

Plusieurs questions pourraient, alors, se détacher à partir du début de cette préface : en quoi ce conte, ou mieux encore cette histoire vraie, est-elle différente des autres ? Pourquoi a-t-elle été placée la première dans l’ordre de ces récits ? De quelle importance est-elle revêtue qu’elle a mérité cette mention privilégiée au début du livre ? Quel rapport sinistre ce mystérieux être au foulard rouge aurait-il pu entretenir avec cet écrivain et quelle empreinte a-t-il pu laisser sur lui ? Quelle est la source de cette étrange satisfaction que l’auteur manifeste ouvertement avoir expérimentée et qui l’a poussé à introduire toutes ces histories par ce récit-là ?

Évidemment, cette présence spectrale semble être cruciale dans la vie de Jean Ray, on va essayer alors, en rédigeant cet article, d’atteindre un double propos : d’une part apporter une réponse à ces interrogations afin de dégager l’énigmatique lien existant entre le protagoniste de ce récit, qui n’est autre que l’écrivain lui-même, et cet être fantomatique ; et démontrer, d’une autre part, le rôle déterminant qui joue, d’après la théorie psychanalytique freudienne, la notion d’Unheimlich comme élément essentiel qui, au centre de ce mystérieux entrelacement, semble nouer ce récit.

Suscitant l’hésitation fantastique face au sinistre, ce premier récit invite, alors, le lecteur à s’engager dans une aventure paradoxale, à la découverte d’une étrange créature venue d’ailleurs mais également à s’interroger sur la conformation de la personnalité du narrateur protagoniste à partir de cet être surnaturel, entité étrangère au héros, certes, mais à la fois issu, probablement, de lui-même.

L’Unheimlich ou la sensation d’inquiétante étrangeté

L’hésitation surgie de la rencontre entre l’inconnu et le familier, dont parle Freud, est alors au cœur de ce récit et semble se déployer à chaque rencontre entre l’écrivain et ce fantôme. Confronté à son altérité et à sa mêmeté, embrouillé entre réalité et fiction, sous les traits d’un narrateur protagoniste, Jean Ray, s’expose au lecteur comme un être à l’identité complexe. Ce récit offre, alors, au lecteur un héros doublement hanté qui erre entre le réel et l’inexistant et qui sombre, peut-être, dans les abîmes de ses propres hallucinations, comme lui-même l’affirme :

J’en suis venu à croire que « l’homme au foulard rouge », forme probable du moi cryptique comme me l’affirma un savant, s’institue, malgré moi, en collaborateur ; qu’il préside, en quelque sorte, à la venue de l’image troublante de l’au-delà ; qu’il introduit le levain de la peur dans la pâte plastique dont j’essaye de tirer des formes et des personnages. (4)

En effet, ayant identifié cet être comme le fantôme à lui, Jean Ray dévoile déjà aux lecteurs une partie de lui-même, tout en lui permettant d’explorer en profondeur certaines questions relatives à sa constitution psychique. Quelques lignes après, encore dans la préface, il manifeste avoir expérimenté une sensation bizarre, une impression tellement ambivalente qu’il a eu de la difficulté même à la décrire :

Au moment d’écrire ces premières lignes, je me sens envahi par une sorte d’inexplicable tristesse qui, toutefois, ne va jamais jusqu’à l’épouvante même.

Mais cette tristesse, je ne puis trouver de mot définissant mieux la sensation, est réelle au point que tous les miens s’en aperçoivent ; elle va même jusqu’à les gagner… (4)

Ainsi ébauchée par Jean Ray, ce vague chagrin traduisant une sorte de prédisposition psychique qui le hante encore, malgré la distance temporelle qui le sépare de ces souvenirs qu’il est en train d’évoquer à ce moment-là, annonce l’élément essentiel, le point central autour duquel se structure le récit « L’homme au foulard rouge ». Il s’agit du surgissement soudain d’une sensation angoissante, d’une sorte d’inquiétude ressentie par le protagoniste au sein même de la familiarité dans laquelle il vit et qui le mènera à s’interroger sur l’origine de cette étrangeté.

De nature chimérique, les manifestations de ce malaise deviennent pourtant tellement réelles qu’elles arrivent à s’extérioriser brisant les limites internes de l’écrivain et se projetant envers les autres au point même que ses proches non seulement s’en sont aperçus mais ils finissent par l’attraper, eux aussi.

Ce sentiment semble, alors, posséder une nature, peut-être contagieuse, donc Jean Ray n’oublie pas de souligner que même ses chiens, traditionnellement considérés comme des êtres dotés des capacités leur permettant de voir des esprits au-delà de la vue humaine et en plus étant des éléments très représentatifs de son cercle familier, s’en sont également aperçus :

J’ai constaté parfois que mes chiens, qui ne me quittent jamais pendant les heures de travail nocturne, deviennent nerveux au moment où la peur apparaît au fil de l’ouvrage, et même qu’ils essayent de me quitter.

La sensibilité psychique des chiens ne peut être niée, les exemples foisonnent. (4)

C’est ainsi que cet état troublant décrit au commencement de ce livre comme une inexplicable lassitude et perçu autant par le protagoniste que par les membres de sa famille renvoie, alors, à un concept dont Freud avait déjà parlé au début xx e siècle, spécifiquement en 1919 et qui détermine une impression particulièrement difficile à définir dont l’un de ses traits principaux serait l’irruption d’un sentiment insaisissable où le désir et la peur semblent s’attacher au même objet, dans ce cas-là ce mystérieux être au foulard rouge.

S’approchant de ce principe freudien, traduit plus tard par « l’inquiétante étrangeté », la sensation qui découle du rapport qui se produit entre le protagoniste du conte et son fantôme paraît instaurer une sorte de parallélisme avec les postulats de Freud, coïncidant surtout lorsque ce dernier affirme que le trait le plus révélateur de ce concept serait son ambiguïté :

Tel est le domaine de l’inquiétante étrangeté. Il ne fait pas de doute qu’il ressortit à l’effrayant, à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante, et il n’est pas moins certain que ce mot n’est pas toujours employé dans un sens dont on puisse donner une définition précise, de sorte que, la plupart de temps, il coïncide tout bonnement avec ce qui suscite l’angoisse en général…4

Originairement nommé en allemand par Freud das Unheimliche, ce terme a connu des traductions autres que « l’inquiétante étrangeté », dont notamment « l’inquiétante familiarité », « l'étrange familier » ou même les « démons familiers ». Et, bien qu’apparemment aucune de ces traductions ne parvienne pas à exprimer complètement le sens de cette notion, celles-ci arrivent quand même à s’en approcher, en révélant la mécanique qui la soutient : la confrontation entre le familier et l’étranger.

La jonction antagonique entre ces deux éléments reflète en quelque sorte le noyau de la thématique abordée dans ce conte, laquelle révèle non seulement un évènement surnaturel mais conduit surtout à la découverte de la complexité de la psyché du protagoniste : l’impact de la rencontre conflictuelle entre le Moi et le Non-Moi qui se produit chez le héros, surtout au niveau du chaos psychique qu’il subira, alors qu’il vivra ces faits inusuels dans la cadre familier de sa vie quotidienne. C’est ainsi que l’un des mécanismes auquel Freud recourt pour définir plus nettement le concept d’Unheimlich, déjà trop ambigu, est justement d’opposer ce terme-ci, évoquant l’étrange, à son contraire l’Heimlich, qui désigne le familier, de la manière suivante :

Heimlich est donc un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich.5

Unheimlich et Heimlich, étroitement liés bien que contraires, s’inscrivent, alors, d’après la perspective freudienne dans une oscillation perpétuelle, dans le prolongement d’une élaboration mouvante entre soi et l’autre. Cette même et rare fusion de contraires dont parle Freud paraît se manifester doublement dans le conte de Jean Ray : d’une part du point de vue conscient par l’émersion de l’angoisse dont son origine découle de l’aspect étranger, alors que du point de vue inconscient, elle procède plutôt du familier lui-même.

L’homme au foulard rouge n’apparaît au protagoniste que cinq fois tout au long du récit, se manifestant à de différentes étapes de sa vie : son enfance, son adolescence, sa vie d’adulte et son âge mûr. Chacune de ces apparitions paraît, alors, traduire l’inconscient du narrateur qui agit chez lui sans qu’il ne le sache, et détermine ce qu’il est. Se succédant parallèlement au développement physique et psychique du narrateur, ces apparitions symboliques reflètent l’évolution d’une identité en permanente recomposition, dévoilant également la profondeur du questionnement existentiel qui semble le hanter.

En outre, cette suite de rencontres surnaturelles renvoie, également, au phénomène psychique de la répétition que Freud a nommé Wiederholen. En effet, cette mécanique nommée aussi ie beständige Wiederkherdes Gleichen (la récurrence constante du même) fonctionne comme un transfert ou un retour des figures du passé dans le présent. Loin de se dissiper facilement, l’impression de ces premières apparitions répétitives semblent se fixer dans la mémoire du narrateur au point qu’il s’en obsède. Il s’agit d’une force qui le dépasse et le précipite étrangement envers cet être. Wiederholen traduit, alors, chez le héros du récit de Jean Ray une manière de se souvenir des désirs inconscients apparemment indestructibles comme l’affirme Freud:

La plus remarquable conjoncture du souhait et de l’accomplissement, la répétition la plus énigmatique d’expériences vécues analogues au même lieu ou à la même date, les perceptions visuelles les plus génératrices d’illusions et les bruits les plus suspects ne l’égareront pas, n’éveilleront en lui aucune angoisse qu’on puisse qualifier d’angoisse devant « l’inquiétant ». Ici il s’agit donc purement d’une affaire d’examen [d’épreuve] de réalité, d’une question de réalité matérielle.6

Silencieux et énigmatique, l’homme au foulard rouge désigne non seulement l’autre, l’étranger mais surtout une sorte de double. C´est justement ce statut d’être un autre qui permet à ce fantôme d’assumer une réversibilité : le narrateur observant son objet, ce fantôme à lui, en est observé à son tour par celui-ci, devenant ainsi l’objet observé par le fantôme, cette mécanique déterminera tout le récit.

Il s’établit, alors, entre observateur et observé, une dialectique assumée tantôt par le protagoniste tantôt par le fantôme permettant également, comme on va le voir, d’éclairer la construction de l’identité subjective du narrateur protagoniste ainsi que le rapport qu’elle entretient, à chaque étape de son développement physique et psychique, avec la confrontation de l’altérité et du double.

L’enfance : cadre de la première apparition de l’homme au foulard rouge

Du temps que j'étais écolier,

Je restais un soir à veiller

Dans notre salle solitaire.

Devant ma table vint s'asseoir

Un pauvre enfant vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Alfred de Musset (« La nuit de décembre »)

Considérée l’étape d’apparition puis de la conformation de principaux mécanismes qui régissent les rapports du conscient et de l'inconscient, l’enfance constitue selon Freud la période dans la vie de l’individu au cœur de laquelle émerge das Unheimliche.

Jean Ray semble évoquer, lui aussi, ses souvenirs d’enfance les choisissant comme l’encadrement où il fait, pour la première fois, la rencontre de l’homme au foulard rouge. Il s’en souvient non sans souligner que, par ses caractéristiques d’ordre presque autobiographique, ce récit franchit ses limites fictionnelles et s’ouvre au-delà du domaine purement littéraire s’attachant fortement ainsi à sa vie réelle :

Non seulement ceci n’est pas un conte, mais c’est un document. Si des souvenirs n’y vibraient pas, si, à travers mers, champs et villes, je n’y faisais pas de merveilleux retours vers mon enfance et ma jeunesse, je le voudrais net et sec comme un rapport ou une règle de trois. (7)

En effet les premières interactions avec son fantôme bouleversent profondément l’identité du protagoniste dès cette période-là. L’enfance constitue, alors, l’espace où fait irruption ce mystérieux être qui l’accompagnera, comme son ombre, pendant un long trajet de sa vie. Vis-à-vis cette apparition surnaturelle, les réactions du protagoniste traduisent le déroulement d’un personnage un peu solitaire qui semble depuis son enfance déambuler dans un univers ambigu dont il n’est pas encore en mesure, à cause de son âge, d’identifier les évènements qui appartiennent au monde réel ou à celui de la fiction :

— Avez-vous, en toute sincérité, fait la rencontre d’un fantôme ?

En vérité : oui.

La première rencontre date de si loin qu’elle devrait, simple et banale comme elle fut, rester enfouie parmi les premières images de la perception humaine. (7)

D’après l’optique freudienne l'appareil psychique de l’individu est constitué, à ce stade-là, presque totalement du ça, c’est-à-dire du pôle pulsionnel de la personnalité de l’individu. L’enfant évolue sur un mode relativement peu conscient de l'environnement, bien que, dès la naissance, il soit complètement inséré dans ce cadre social. Toutefois, loin de rester statique dans le temps, la perception que le narrateur de ce conte aura de l’homme au foulard rouge changera à chaque étape de sa vie, montrant une certaine évolution. Les interactions qui s'opèrent entre ces deux personnages révèlent, alors, que la conformation de Moi du protagoniste se crée et se consolide progressivement au fur et à mesure de ses contacts.

La maison à Gand ou le premier «Heimat» de Jean Ray

L’un des éléments fondamentaux dont Jean Ray se sert dans ce récit pour introduire ces apparitions fortuites et les décrire en détail, traduisant mieux son impact dans la quotidienneté, et auquel Freud paraît également avoir recouru pour assurer l’essence du terme Unheimlich, est sans doute l’importance que prend le cadre d’apparition de l’entité surnaturelle, comme préambule à l’impact que cette créature spectrale produira autant chez le héros que chez le lecteur.

Comme l’indique son origine étymologique, Unheimlich vient de « Heim », ce terme-ci désigne le foyer, la maison familière et même the home en anglais. Révélant un sentiment de calme et de bonheur, Heim introduit, alors, le bien-être que le narrateur expérimente dans ce cadre familier qu’il considère le « chez soi », d’où l’idée de retourner in der heimatliche Ort, c’est-à-dire ce lieu familier où Jean Ray, en tant qu’héros peut s’y retrouver pleinement dans un état de non-séparation entre lui-même et le monde, comme il le montre dans les lignes suivantes, au moment de remémorer ses souvenirs d’enfance :

Si des souvenirs n’y vibraient pas, si, à travers mers, champs et villes, je n’y faisais pas de merveilleux retours vers mon enfance et ma jeunesse… (7)

En effet, enveloppé dans son propre territoire d’intimité lorsqu’il évoque ses passages d’enfance, Jean Ray en tant que narrateur ne peut pas s’empêcher d’étaler ce sentiment d’Heim, comme étape préalable à la survenue d’Unheimliche. Recueilli dans une sorte de cocon familier, où apparemment toute angoisse était dissipée et où lui et son environnement paraissaient finir presque par se fondre en une seule entité, Jean Ray décrit sa maison située dans la rue du Ham, comme le lieu à soi, dans lequel tout s’y déroule dans une atmosphère de calme apparente, sans savoir que parallèlement à cet air de sérénité, il s’articulait l’approche de l’étrange.

C’est ainsi que cet écrivain s’attache à traduire nettement le lien mythique qui le relie à son univers natal. Malgré un certain air sinistre qui enveloppait cette demeure, ces premières impressions reconstruisent un cadre auquel le narrateur restait lié par des évènements ordinaires qui ont imprégné sa mémoire lorsqu’il habitait à Gand. Ainsi paraît l’attester l’utilisation de l’imparfait qui sembler éterniser ces moments-là :

Je n’avais pas tout à fait cinq ans. Nous habitions alors, à Gand, une immense et sombre maison, dans la rue sans joie et sans visage qu’est le Ham. Jusqu’aux approches du crépuscule, elle baignait dans une lourde grisaille, mais le soleil glissant vers le couchant inondait ses chambres d’ardentes lueurs de cuivre rouge. (7)

Le rétablissement de ces souvenirs fragmentaires, éparpillés par ici et par là dans la pensée de Jean Ray, contribue à rendre plus net ce passé déjà écoulé. Cette représentation dévoile intensément non seulement la valeur visuelle de l’image du pays natal, mais une partie de la psyché du narrateur à travers ces évocations-là, car c’est à travers ces images, devenues des symboles, que l’auteur se relie avec ce qu’était son « home » d’où découlera plus tard son fantôme.

On pourrait dire, alors, que le Heimat chez Jean Ray porte l’empreinte de son style effrayant et ne concerne pas seulement l’espace délimité par la clôture de sa maison mais cette partie d’espace psychique propre au protagoniste et qui s’extériorise à travers ses comportements et ses rapports quotidiens qu’il entretient avec son environnement.

Ces premiers paragraphes où Jean Ray dialogue avec l’univers de Gand et où les images visuelles décrites paraissent prendre vie intéressent tout particulièrement dans la thématique traitée dans ce conte dans la mesure où Jean Ray arrache au passé des instants pris du battement d’un vécu enfantin, et les immortalise dans les pages de ce conte comme des images familières témoignant d’un réel déjà vécu, accentuant ainsi la valeur psychique du Heim, tel que Freud l’avait affirmé :

La maison d’habitation [est] un substitut du ventre maternel, ce premier habitacle qui vraisemblablement est toujours resté objet de désirance, ou l’on était en sécurité et où l’on se sentait si bien.7

Reconstruite ainsi comme le domaine d’apparition d’Unheimliche mais également comme une projection du monde interne du protagoniste même, cette ambiance glauque et mélancolique qui entourait cette maison à Gand se construit aussi grâce à l’investissement psychique que le narrateur porte sur ce lieu-là. Ce «chez-soi» s’étale, alors, au-delà de l’aspect matériel de cette sombre demeure, et se révèle à travers le prolongement symbolique de son enveloppe psychique, voire du tempérament mélancolique qui caractérise le protagoniste.

Häusliche ou l’intime familier

Étroitement lié à la notion d’Heimat, Häusliche est sans doute un autre élément qui renvoie à ce qui fait partie de la maison, à l’intimité de la famille et qu’on traduit comme « bonheur domestique ». Le concept de Häusliche se matérialise également dans ce récit, à travers les moments vécus autour de la maison de Gand.

Espace spécifique qui procure au protagoniste un sentiment de protection physique et psychique, comme on l’a déjà dit, cette demeure lui offre également un espace physique où il peut se laisser traîner à être soi, se relâcher même, à l’abri de possibles intrusions venues de l’extérieur.

Focaliser la figure symbolique de la maison de Gand à partir de la perspective psychanalytique ouvre un espace permettant de s’interroger sur les liens affectifs qui se sont noués au fil du temps entre le protagoniste et ce Häusliche, alors il faudra montrer comment l’inconscient du protagoniste questionne les catégories habituelles du familier et de l’étranger à partir de l’irruption de das Unheimliche.

Être « chez soi » présuppose pour le protagoniste une appropriation de son Häusliche comme une partie de soi ; voire un rattachement de ce lieu à son monde interne. Jean Ray commence à raconter la première apparition de l’homme au foulard rouge tout en marquant une délimitation avec le monde environnant, tant sur le plan spatial, temporel que sur le plan physique et psychique où se joue l’intimité :

Un jour, à cette unique heure vivante, j’étais installé devant une des fenêtres, suivant du regard un ridicule triqueballe. Il tourna le coin et la rue se vida de mouvement et de présences. Élodie, notre servante, me tenait compagnie, ses dures mains se reposant de la servitude de la journée. (7)

L’irruption de Das Unheimliche et le franchissement des limites de die Häusliche

Incarnant le Das Unheimliche, ce spectre que le protagoniste a nommé l’homme au foulard rouge, guettait l'univers en apparence stable dans lequel vit Jean Ray et c’est au milieu de son Häusliche, ce lieu où le protagoniste croyait que son intimité était préservée, à l’abri de possibles intrusions venant de l’extérieur que la présence inattendue de cet être sinistre s’infiltre et ébranle désormais l’identité de l’enfant. Il connaîtra une forte déstabilisation émotionnelle donc les bornes qui lui protégeaient avaient été franchies par cette présence inattendue.

Ce cadre harmonieux, le « heimatlos » de petit Jean Ray, c’est-à-dire ce sentiment de se trouver si confortablement à l’aise dans sa maison à Gand, au cœur de « l’Heimlichkeit » (intimité), entouré d’étroites bornes (Haller) est renversé. Cette intrusion de l’autre, donc de l’étrange dans son « chez-soi » risquait de fragmenter son autonomie. Dès que l’homme au foulard rouge y a pénétré cette rupture des frontières qui s’y est opérée ne pourra pas être restituée, représentant une menace constante qui se jouait en soi et qui s’en prenait contre l’intimité du protagoniste comme une perte en soi :

— Élodie, qui est ce petit homme au foulard rouge, qui se tient devant la maison d’en face ? Élodie regarda, haussa les épaules et dit :

— Il n’y a personne.

— Est-il méchant ?

— Mais puisque je te dis qu’il n’y a personne !

En effet, en rendant à la maison d’en face mes regards un moment détournés vers Élodie, je ne vis plus le bonhomme au foulard rouge. (8)

Consterné ainsi dès qu’il était petit, le protagoniste n’est plus en mesure de distinguer ni de qualifier suffisamment cet être qui s’était dissipé avec la même rapidité qu’il avait apparu. Il ne pouvait pas discerner ce qui, à l’intérieur de lui, procédait de l’homme au foulard rouge, objet observé, ou de lui-même, sujet observateur, car ces premiers contacts entre eux se sont opérés dans une ambiance d’inquiétude et de méfiance, donc Jean Ray se questionnait si cet être était son ennemi. L’altérité de l’homme au foulard rouge s’est conjuguée à la mêmeté du protagoniste et il s’est établi entre ces deux entités un rare rapprochement, perçu comme découlant à la fois de l’étrangeté donc munie des attributs de l’autre ; mais faisant partie à la fois de soi, ce qui a pour conséquence un intérêt démesuré, voire une obsession pour le protagoniste qui cherche désespérément à explorer l’origine de cette créature sinistre qui menaçait sa subjectivité sous une forme d’aliénation tout en exerçant une mystérieuse attraction sur lui.

C’est ainsi que dans ce récit le Moi du narrateur se crée, s'organise et se consolide progressivement, grâce aux interactions qui s'opèrent avec cet être fantomatique. À chaque apparition, ce fantôme à lui, incarne une indisposition qui déstabilise son Heimlich, donc cet espace intime souillé, le protagoniste basculera dans les gouffres de l’inquiétant et de l’incertain.

Élodie ou la figure de Wiegenlied-heimlich

Entre ce récit de Jean Ray et la vie de Freud il semble s’instaurer certaines connexions. Il y a, par exemple, des personnages essentiels et incontournables dans l’identification des actions sinistres entreprises par l’homme au foulard rouge qui paraissent s’associer aux conditions qui ont servi de cadre à Freud lorsqu’il a formulé ses postulats et qui pourtant, ceux-ci, sont négligés, voire ignorés ou relégués à un statut marginal.

Parmi ceux-ci, la figure de la bonne joue, sans doute, une fonction déterminante. En effet, très lié à la notion de Heimat et de Heimliche, le mot « Wiegenlied » signifie « berceuse » et traduit les câlins maternels que l’enfant reçoit dès ses premières années de vie.

C’est ainsi que le père de la psychanalyse évoque souvent la figure de Monika Zajíc, une nurse tchèque très catholique, qui pendant son enfance l’emmenait à l’église, lui parlait du bon Dieu, lui chantait des comptines et lui racontait les célèbres contes de Wilhelm Hauff, influant de manière décisive ses propositions futures.

Mais, si cette femme lui rappelle des souvenirs heureux propres du Heimat, il est vrai aussi que celle-ci incarne des souvenirs troublants. C’est à Freiberg que les Freud confiaient leurs petits à la vieille Monika Zajíc. Celle-ci est à côté de Freud lors des événements très bouleversants pour le petit : la mort de son frère Julius, la troisième grossesse de sa mère Amalia et la naissance de sa sœur Anna. Mais ce qui a déchiré le plus Sigmund c’est que cette dame, très chérie pour lui, a été accusée de vol, renvoyée puis emprisonnée lorsqu’il avait à peine trois ans. C’est ainsi que Nannie, comme Freud la surnommait tendrement, reste omniprésente dans sa vie non seulement dans ses recherches et ses découvertes mais surtout parce qu’elle paraît occuper la place substitutive de la mère.

Chez Jean Ray, un personnage similaire, Élodie sa servante, incarne également le rôle substitutif de la mère et représente, en outre, l’être binaire qui reliait à la fois des souvenirs heureux que tragiques. C’est surtout pendant l’enfance du protagoniste qu’elle exercera un lien affectif très fort avec lui, donc de la même manière que chez Freud, Élodie représente pour lui l’image de l’attachement maternel.

Élodie sera à côté de l’enfant dans des moments cruciaux. C’est ainsi que lors de la première apparition de l’homme au foulard rouge, Élodie l’accompagnait même si elle ne l’a pas aperçu. Entre Élodie et Jean Ray, il se tisse un lien profond qui se confirme à travers les interactions qu’ils entretiennent donc elle devient « Der heimliche Rat » ou Geheimer Rat (le conseiller intime). Toutefois, cette servante lui procure un cadre ambigu, à la fois sécurisant et sinistre, qui permet le morcellement de ses angoisses enfantines. Mais Élodie, traversée elle-même par son ambivalence et par l’impossibilité à percevoir l’homme au foulard rouge, n’est donc totalement cohérente, comme il la décrit :

— Il a dû entrer chez Mlle Deltombe, dis-je.

— Mais non, répliqua Élodie, personne n’y est entré. Et puis, finis donc de dire des choses idiotes.

Élodie est une femme au grand cœur, dont la mémoire me restera chère jusqu’à la fin de mon terme, mais la patience et la tendresse ne voyageaient pas toujours de conserve dans sa vie.

En mes premières années, les images et les rencontres ne mettaient aucune obstination à se fixer dans ma mémoire ; néanmoins je parlai à tous, à ma mère, à mon père et à ma sœur, du petit homme au foulard rouge, si brièvement apparu.

Tant et si bien qu’Élodie se fâcha, me traita de menteur et m’allongea une de ses fameuses claques coutumières. (8)

Le fragment antérieur montre que bien que le protagoniste ait appris aux « Die Hausgenossen » (les hôtes de la maison) sur l’apparition de l’homme au foulard rouge, c’est Élodie, qui assume la fonction de Geheimer Rat (conseil secret) à qui Jean Ray avertit la première sur ce fait surnaturel. L’attitude de Jean Ray lorsqu’il était petit vis-à-vis Élodie reflète une autre caractéristique de l’homme au foulard rouge comme incarnation de Das Unheimliche, donc la première apparition de cet être semble mettre en scène le retour du refoulé, de tout ce qui devrait rester caché car exposé il serait qualifié d'absurde. On peut inférer qu’Élodie par son attitude paraît être toujours prête à refouler cet incident, à l’écarter de la réalité et à le maintenir dans le domaine du caché, de l’intime ou du secret « Heimlichkeit », sous l’apparence absurde d’un fait enfantin.

Mlle Deltombe et l’homme au foulard rouge comme Vorahnung

L’un des traits le plus saillants de l’homme au foulard rouge qui le définit comme un personnage profondément énigmatique, l’inscrivant, également, dans un cercle de mystère, voire d’Heimlichkeiten est sans doute qu’il s'avère funeste, comme un signe qui annonce l’avènement des malheurs.

En effet, chaque apparition soudaine de l’homme au foulard rouge, selon l’étape de la vie de Jean Ray, est rythmée par des faits tragiques à venir. Il devient, alors, die Vorahnung (symbole prémonitoire), qui suscite l’angoisse du narrateur chaque fois qu’il voit ces évènements néfastes s’accomplir.

Mlle Deltombe, la voisine du protagoniste, est la première victime de l’apparition de l’homme au foulard rouge. Le rapport harmonieux qui existait entre l’enfant et cette femme s’est rompu le jour même où Jean Ray lui a appris qu’il avait vu cette sombre créature. La seule mention de l’homme au foulard rouge a suffi pour introduire le malaise chez cette dame. Elle s’est éloignée de Jean Ray, ne lui adressant plus la parole donc elle avait été prise par la même sensation d’inquiétante étrangeté qui troublait le narrateur. Niant l’existence de cet être fantomatique, donc voulant le ramener au domaine du caché, à l’instar d’Elodie, Mlle Deltombe meurt affreusement dans un incendie :

Jusqu’au jour où j’en parlai à Mlle Deltombe, notre voisine d’en face. C’était une dame solitaire et triste, largement septuagénaire, mais chérissant les enfants. À force de recevoir d’elle des macarons, des nougats et d’autres gluantes friandises, j’avais acquis la certitude qu’elle m’aimait beaucoup. Je crois encore qu’il en était ainsi.

Donc, je lui en parlai et je garde encore la vive impression de la stupeur effrayée qui tordit un instant son visage.

— Non, non, dit-elle, ce n’est pas vrai ! Depuis lors, elle ne m’adressa plus la parole ; je crois même qu’elle m’évita. Elle mourut peu après, de peur, la nuit du grand incendie de l’Entrepôt des docks. (8)

Symbole porte-malheur, l’homme au foulard rouge en plus de modifier négativement l’avenir, engendrant la fatalité autour du protagoniste chaque fois qu’il apparaissait, amplifie le caractère ambivalent des faits tragiques donc le lecteur hésitera entre les deux possibles causes de la mort de Mlle Deltombe : la peur ou l’incendie ? Comme s’il s’agissait d’un funambule, le lecteur devra déambuler en équilibre instable sur une corde raide, qui est sa lecture, chancelant entre rationalité et surnaturel.

L’adolescence : cadre de la deuxième apparition de l’homme au foulard rouge

Comme j'allais avoir quinze ans

Je marchais un jour, à pas lents,

Dans un bois, sur une bruyère.

Au pied d'un arbre vint s'asseoir

Un jeune homme vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Alfred de Musset (« La nuit de décembre »)

Effrayé et même persécuté par le souvenir enfantin de cette rencontre inhabituelle avec un tout autre être indéterminé, inconnu et pourtant exerçant sur lui une attraction incompréhensible, le narrateur fait son entrée, à ce stade-là, dans son adolescence.

Étape marquée par des hauts et des bas identitaires, le jeune Jean Ray doit affronter une période parsemée de changements d’ordre physique et physique où il continue à bâtir progressivement sa personnalité à partir de son autonomie sans pour autant avoir oubliée l’image de cette étrange créature qui l’obsédait.

Comme tout adolescent, il traversait une période mouvementée, sans doute, par le surgissement des souvenirs parfois détournées ou refoulées, en plus il vit une oscillation constante entre la séparation de son foyer, donc il avait dû quitter sa maison à Gand, son premier Heimat, et la conformation de son unité identitaire en tant qu’individu éloigné de sa famille. Ces changements ont probablement rendu cette période de sa vie d’adolescent un peu chaotique d’autant plus que le mystérieux homme au foulard rouge le visitera par la deuxième fois.

L’école de Wallonie : deuxième Häuslich du protagoniste

Adolescent, Jean Ray devient une sorte de passeur entre deux mondes : sa maison natale d’enfant dans la rue de Ham à Gand et l’école d’adolescent en Wallonie, qui sera pour lui son deuxième Häuslich.

Nouveau point de repère identitaire du protagoniste, ce Häuslich constitue un cadre qui, comme on l’a déjà mentionné, va au-delà du simple endroit matériel et se forge comme un élément psychique très important dans la conformation identitaire du narrateur donc il s’avère un espace structurant et protecteur de l’intime. Même s’il n’avait pas du tout oublié le souvenir persistant de l’homme au foulard rouge qui ne l’avait pas pourtant quitté, il développe un attachement affectif envers ce nouveau milieu.

Nouant un lien intime avec cette école parallèlement au développement de son adolescence, Jean Ray ressent à nouveau un sentiment de confort similaire à celui qu’il avait trouvé au sein d’un milieu familier. Cet endroit suscite en lui une impression de chaleur et de bonheur donc d’appartenance immuable et où il ne s’y souciait pas apparemment de sa sécurité, comme il l’évoque dans le fragment suivant :

Dix années passèrent.

On m’avait mis en pensionnat dans une école de Wallonie, à Pecq, dans le Tournaisis. École charmante, aux maîtres merveilleux. Dans ma mémoire, école et maîtres s’apparentent aux belles et irréelles choses du conte. (9)

Retour au Heimatliche Ort

Malgré la distance qui séparait l’adolescent Jean Ray de son Heimat, l’absence de son cadre familier est, alors, contrebalancée en partie par le nouveau cadre chaud du pensionnat qui avait en quelque sorte remplacé cette première demeure, lui permettant sinon de trouver exactement les mêmes conditions d’accueil de son lieu de naissance, en tout cas d’effectuer un retour transitoire au heimatliche Ort. Toutefois, le protagoniste ne parvient à ce stade-là que lorsqu’un processus d’assimilation, voire de « familiarisation » de l’étrange s’y est produit, en plus un membre de son « Die Hausgenossen », son père, était venu lui rendre visite :

Un jeudi, mon père vint me voir ; je passai avec lui quelques adorables heures de liberté et de gâterie. Puis, comme Pecq, à cette époque, était une bourgade assez éloignée des lignes ferroviaires, je l’accompagnai à la gare d’Espierres, à une grosse lieue métrique de l’école. (9)

Cet endroit à l’ambiance familière qui le renvoyait même momentanément au chez-soi lui apportant du bien-être, contribue également à renforcer son moi donc son identité connaît un état de non-séparation temporaire entre lui-même et son nouveau Häuslich. Dans le fragment suivant, le narrateur à travers les descriptions des paysages ou des espaces parcourus reconstruit un univers fortement symbolique dont son atmosphère invite à la détente :

La journée avait été radieuse, toute à la splendeur de l’été proche ; le soleil descendait vers la grande futaie de l’ouest et allumait sur la plaine tournaisienne un brasier d’apothéose. (9)

Toutefois, ce caractère d’excessive familiarité, de calme et d’équilibre exagérés, préparait progressivement l’intrusion soudaine de l’étrange. La présence de l’homme au foulard rouge se faufilait furtivement au sein de ce scénario paisible où le spectacle relaxant qu’offrait la nature s’inscrit dans un cadre tellement familier et accueillant (heimlich) qu’à force d’être si ordinaire il finit par devenir tout à fait étrange (unheimlich). C’est justement par une joie étrange et inattendue qui gagne sournoisement le protagoniste que la présence de l’homme au foulard rouge s’annonçait :

Je suivais sans hâte une longue drève de peupliers d’Italie, toute droite, se soudant à l’horizon. J’étais seul, centre de la vastité resplendissante et, je ne sais pourquoi, j’en ressentis une joie orgueilleuse. (9)

Envahi par cette sensation d’Unheimlichkeit (étrangéïté), le protagoniste cherchera inconsciemment la cause de cette joie sournoise qui enflammait si vivement son esprit.

Alors, dans ce conte, Jean Ray a su si bien conjuguer l’étrangeté et la familiarité comme des constituants essentiels dans la configuration de lui-même en tant que protagoniste que ces descriptions reflètent en quelque sorte les propos de Schütz lorsqu’il l’exprime en ces termes :

l’étrangeté et la familiarité ne se limitent pas au champ social mais représentent des catégories générales de notre interprétation du monde.8

Le sentiment die Unheimlichkeit (étrangéïté)

L’intrusion inattendue de l’Umheimlichkeit s’est produite si soudainement que le protagoniste ne s’est même pas aperçu qu’il l’avait en face de lui. La présence de l’homme au foulard rouge perce alors le filet protecteur qui s’était tissé autour du protagoniste à travers le temps grâce aux habitudes et aux conventions familières du pensionnat de Wallonie à Pecq, dans le Tournaisis. Là, à l’abri des incursions de l’étrange, le protagoniste avait connu une certaine stabilité psychique donc l’ambiance de ce cadre lui assurait la protection de son moi, mais son identité se verra à nouveau menacée par le « retour du refoulé » car cette stabilité (son heimlich) s’est effondrée avec la présence de cet être sinistre qui instaure soudainement chez le jeune Jean Ray le malaise propre de die Unheimlichkeit.

Ce sentiment d'inquiétante étrangeté naît chez ce protagoniste à partir du réveil de l’indisposition infantile qui s’était produite lors de la première apparition de l’homme au foulard rouge. Celle-ci, qui avait été apparemment refoulée surtout grâce aux réprimandes constantes d’Élodie, resurgissait car le souvenir de cet être, étant une conviction primitive dépassée, paraissait à nouveau confirmée en fonction de cet être comme facteur de répétition du semblable. Mais cette fois-ci, le protagoniste plutôt que de s’effrayer, s’est interrogé sérieusement sur la nature malveillante de cette créature :

Et voilà que soudain, sans l’avoir vu venir, je me trouvai presque face à face avec un petit homme au foulard rouge.

Je le reconnus sur-le-champ et aussitôt je me posai la même question sans raison de jadis : « Est-il méchant ? » (9)

Contrairement à l’inquiétude infantile qu’il avait ressentie à Gand, l’adolescent Jean Ray, ayant subi à cette période de sa vie une transformation autant physique que psychique, semble renverser sa première impression par l’affrontement de l’autre. Il développe inconsciemment un sentiment nouveau, un certain désir de confronter l’autre soit pour découvrir finalement son essence ; soit pour le combattre et s’assurer ainsi la protection de son moi contre l’infiltration et la menace constante de l’étrangeté que cet être fantomatique représentait pour lui :

Il paraît qu’en cette époque de levante adolescence, je n’étais pas de commerce facile, ce que mes maîtres attribuaient à une force physique dont je n’hésitais jamais à me servir. Mes sentiments, lors de cette brusque rencontre, ont dû être complexes. Je ne sais si j’ai eu peur, je ne le crois pas, mais je suis certain que j’ai voulu montrer que je n’avais pas peur.

Je marchai vers lui, m’incitant moi-même à la colère et dans la ferme intention de l’injurier ou de le battre. (9)

La dynamique qui s’instaure entre le jeune Jean Ray (heimlich) et l’homme au foulard rouge (unheimlich) se voit renversée dans cette deuxième rencontre donc il se produit un changement dans leurs rôles habituellement assumés par ces deux personnages.

C’est l’attitude défiante du protagoniste, prêt à protéger son moi de l’usurpation de l’autre, qui semble avoir effrayé l’homme au foulard rouge. Alors, le protagoniste se trouve momentanément dans une situation qui devrait normalement être assumée par l’homme au foulard rouge et devient l'étrangement inquiétant aux yeux de l’homme au foulard rouge et celui-ci, de sa part, commence à être visualisé comme familier par Jean Ray. Il s’agit du remplacement ou le déplacement (Verdrängung) de cette première impression.

C’est justement le duo Jean Ray et son fantôme qu’illustre le postulat de Freud lorsqu’il rejoint les notions d'Unheimlich et d’Heimlich et affirme que l'étrangement inquiétant était familier à la vie psychique et ne deviendrait étranger que par le processus du refoulement, voire de Verdrängung :

C’était la première fois, mais aussi la dernière, que je pouvais si bien le détailler. Il était petit et malgracieux, d’une mise négligée et pauvre comme les ouvriers des docks que l’on voyait passer tous les jours dans le Ham, voisin des installations portuaires.

Son visage était poupin et ses traits mous, sans fermeté aucune ; il avait des yeux bêtes et fixes de géline traquée. En me voyant approcher, une frayeur panique sembla s’emparer de lui, et je vis l’instant où il allait pleurer.

Il n’esquissa aucun geste de défense, mais se jeta d’un bond brusque derrière un arbre. (9)

Alors l’homme au foulard rouge pour Unheimlich qu’il était, c’est-à-dire, non-familier, nouveau, étranger et effrayant est mis en avant et dévoilé par le protagoniste qui le rapproche de lui lorsqu’il le décrit avec détail le faisant devenir par quelques instants Heimlich donc il l’associe aux ouvriers du Ham, c’est-à-dire le rapproche des éléments connus, propres de son Heimat.

Perçu alors comme un peu familier, en même temps que caché, dissimulé et secret, l’homme au foulard rouge illustre les propos de Freud lorsqu’il affirmait que l’Unheimliche n’est pas ni inconnu, ni inouï, mais bien, au contraire, il appartient au domaine de l’intime et correspond à la quête angoissante qui s’y relie. Etrangéifié justement par le refoulement dans lequel il était inséré, ce fantôme porte en lui l’empreinte du désir familier et sa réapparition imprévue lui donne cette représentation envahissante de malaise intense.

Le protagoniste a peur du danger interne que représente pour lui ce fantôme, mais comme l’affirme Freud c’est l’impact de sa projection dans le réel qui lui confère cette apparence d’Unheimliche, cette inquiétante étrangeté qui traduisait la quête de l’autre dans lui-même.

Une sorte de déchirement intérieur s’approprie, alors, de ce fantôme qui épouvanté par la présence de Jean Ray s’efface de la réalité. Le protagoniste revient, alors, à son état d’Heimlich et participe à nouveau à l'éclosion de cette angoisse qui se jette autour de l’image éteinte du fantôme qui venait de disparaître. Le souvenir de l’homme au foulard rouge renvoie à l’intime du protagoniste et surgit comme étranger engendrant le retour d’une tension ambivalente au point de devenir effroyable :

Je pouvais le rejoindre en deux bonds, mais il avait disparu et j’eus beau tourner sur place pendant de longues minutes, je ne le vis plus. L’apparition de ce falot bonhomme, auquel je ne prêtais pas encore une nature surnaturelle, était-elle prémonitoire ? Je n’oserais l’affirmer, car nos rencontres ne furent, à proprement parler, jamais situées à l’orée de quelque événement transcendant de ma vie. Peut-être, pour celle-ci, y a-t-il eu une exception, bien que je puisse y voir une coïncidence et rien d’autre. (10)

La destinée tragique d’Élodie wiegendlied-heimlich

Symbole funeste et immuable, l’homme au foulard rouge reprend encore une fois sa fonction prémonitoire. Sa deuxième apparition a présagé, cette fois-ci, un incident tragique. C’est le mari d’Élodie qui en devient sa victime donc il matérialise ce mauvais augure lorsqu’il se noie affreusement dans la mer.

N’ayant pas cru à l’existence de l’homme au foulard rouge, Élodie a toujours voulu, comme on l’a vu, l’écarter de la réalité, le reléguant dans le cadre du secret (Geheimnis). Il paraît que cet être a assumé une attitude défiante envers Élodie afin de la convaincre de sa nature surnaturelle qui lui permettait de présager des faits catastrophiques :

Depuis mon départ de Gand, Élodie s’était mariée à un brave homme de matelot, Frans, qui naviguait sur les cargos semainiers d’Angleterre. Or, ce même jour, Frans tomba entre le mur du quai et le bateau et se noya. Élodie, veuve, un peu plus taciturne encore qu’auparavant, revint chez nous ; mais ceci n’est qu’une parenthèse, sans importance aucune pour la suite des choses. (10)

L’âge adulte : cadre de la troisième apparition :

À l'âge où l'on croit à l'amour,

J'étais seul dans ma chambre un jour,

Pleurant ma première misère.

Au coin de mon feu vint s'asseoir

Un étranger vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Alfred de Musset (« La nuit de décembre »)

Devenir adulte a signifié, pour le protagoniste, une transition importante dans sa vie donc il a dû affronter, sans doute, une nouvelle étape pleine de défis et même de rebondissements autour du souvenir de son fantôme qui l’ont mené à l’atteinte de sa maturité.

Jalonnée par une certaine stabilité, l’âge adulte permet au protagoniste non seulement de s’éloigner trop de son Heimat, beaucoup plus que lorsqu’il était adolescent donc il voyageait beaucoup, mais une exploration identitaire de lui-même qui le renvoie, encore une fois, à se questionner sur la nature de ce mystérieux être qui n’avait pas du tout disparu de sa pensée malgré le passage du temps. En effet, ce fantôme l’accompagnait toujours au moins dans sa forme psychique car apparemment, selon Jean Ray, cet être ne traversait pas la mer pour le suivre et pour le lui apparaître physiquement :

Je voyageai depuis lors et j’ai cru remarquer que l’homme au foulard rouge n’aimait pas les longues distances, surtout qu’il ne passait jamais l’eau salée. (10)

L’ambiance du Heimat, un jour de février

L’homme au foulard rouge choisit encore une fois, comme cadre de sa troisième apparition, ce lieu tissé par des liens d’affinité qu’était l’Heimat du protagoniste. Jean Ray reconstruit avec grande minutie le scénario de cette nouvelle émergence d’Unheimlich. Il s’agissait d’un jour froid d’hiver où le protagoniste, solitaire, devait affronter cette entité surnaturelle mais cette fois-ci, contrairement à son époque d’enfant et d’adolescent, il va éprouver une sensation indescriptible, tout à fait différente qui s’intensifiera et deviendra plus tard de la peur (die Angst) :

Son essence spectrale ne me parut indiscutable que lors de sa troisième apparition sur mes chemins.

J’avais vingt-deux ans. J’étais seul à la maison, tous les miens étaient absents pour un ou deux jours. C’était au mois de février, aux approches du Carnaval. Il faisait un froid noir et j’avais allumé un feu énorme. J’écrivais à ce moment un de mes premiers contes. (10)

Pour mieux accentuer le caractère ordinaire de son Heimat, le narrateur évoque la banalité d’un fait qui pourrait paraître absolument insignifiant : la visite spontanée de sa voisine. La platitude de cette action bien qu’elle semble ne pas ébranler l’équilibre des évènements racontés, contribue à accroître le caractère déjà trop calme de cet endroit où la prolongation d’une interminable monotonie semblait y régner. Toutefois, cette scène bien que très familière déclenche une impression ambivalente autour d’elle, comme un signe qui anticipait la manifestation imminente de l’Unheimliche :

On sonna ; c’était une voisine qui venait me rendre un journal ou un livre que je lui avais prêté la veille. Le froid limita notre entrevue à quelques brefs échanges de politesses sur le pas de la porte. (10)

Miss, le chien : un être pouvant percevoir le surnaturel

Enlacé à ce fait si quotidien, un autre évènement, cette fois très sournois, va bousculer la stabilité psychique du protagoniste. En effet, ayant noué un lien très profond avec Miss son chien, Jean Ray a remarqué très vite que cet animal avait adopté soudainement un comportement anormal, donc il s’est allongé sur terre et s’est mis à sangloter à cause de quelque chose d’indéfinissable qu’il ne pouvait pas apercevoir et qui pourtant le troublait terriblement au point de se résister à entrer à la maison. Ce chien transmet, alors, au protagoniste un effet d’Unheimlich.

Apparemment, doué de pouvoirs sensoriels particuliers leur permettant de ressentir la présence des entités spectrales s'entrecroisant avec la réalité, ce chien avait déjà détecté la présence d’Unheimlich et il voulait soit s’éloigner de cet être ; soit éviter au protagoniste une grande tragédie qui probablement l’attendrait dedans :

Mon chien, Miss, un petit fox-terrier, m’avait suivi sur le seuil. Mais au moment de rentrer, la petite bête refusa obstinément de me suivre. Je l’y obligeai. Elle se coucha sur le paillasson du vestibule, gémissant et – pardonnez-moi le détail – s’oubliant quelque peu, comme prise de grande terreur.

— Bon, dis-je, tu resteras là à geler, si le cœur t’en dit. (10)

L’incursion de das Unheimliche au sein de son Heimat

Cette créature inattendue, surgie du néant fait irruption, à nouveau, au cœur du réel, perturbant ainsi le développement logique des faits ordinaires du protagoniste donc le rythme imperturbable de sa quotidienneté connaîtra un troisième bouleversement.

L’aspect insaisissable, voire le sens caché et obscur qui recouvrait son fantôme à lui se matérialise plutôt grâce à l’intérêt manifesté par ce spectre à s’entremêler et à connaître même ce que Jean Ray était en train d’écrire. On peut déduire, alors, que cette curiosité obsessive que montre ce petit homme au foulard rouge envers Jean Ray, est similaire à l’attirance que Jean Ray ressentait lorsqu’il rencontrait son fantôme :

Je retournai vers mon feu et mon travail.

Stupeur ! De l’autre côté de la table, le dos au foyer, les yeux fixés sur les pages que je venais d’écrire, se trouvait le bonhomme au foulard rouge. (11)

L’émergence de la peur

Face à cette menace perçue, déjà préludée par son chien Miss, une réaction instantanée frappe Jean Ray, en présence du surnaturel. Il accède, alors, à la dimension de l’effroyable, ce que Freud nomme Etwas schreckliches (quelque chose d’horrible) et qui est précédée d’un profond sentiment d’irritation :

La peur, disons même l’épouvante, ne me sont venues alors qu’après coup ; mais sur l’heure même, ce fut une sorte de fureur désespérée qui m’envahit. Je cherchai une arme : il y avait un vieux revolver Lefaucheux dans un des tiroirs de ma table de travail.

J’y portai rageusement la main dans l’intention formelle de vider son barillet sur le mystérieux intrus. (11)

La nature troublante de Das Unheimliche secoue ainsi la stabilité du protagoniste d'autant plus qu'il surgit dans le cadre de sa quotidienne donc il représente une menace qui s’en prend à la stabilité de son environnement familial, donc de son moi, de là son exaspération pour l’écarter et s’en protéger. Alors ce sentiment d'Angst qui produit l’Unheimlichm est, selon Freud, la conséquence dérivée d’un refoulement associé à l’espace familier du protagoniste qui ressurgit sous une apparence étrangère :

[...] car cet Unheimlich n’est effectivement rien de nouveau ni d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie d’âme de tout temps familier, et qui ne lui a été rendu étranger que par le procès du refoulement.9

La confrontation qui se produit entre le protagoniste et l’homme au foulard rouge engendre un rapport dynamique qui s'articule et se réinvente sans cesse à travers la peur que l’un ou l’autre puisse y exercer réciproquement. Cette corrélation se distingue, encore une fois, par son caractère mouvant, en constante variabilité, qui s'élabore et se défait conséquemment entre Heimlich et Unheimliche, entre une identité établie et une identité étrangère où chacun d’entre eux tend simultanément à combattre et à effrayer l’autre. Le fragment suivant, par exemple, reflète cet échange de rôles, donc l’homme au foulard rouge ayant effrayé le protagoniste, est devenu à son tour effrayé :

Il ne leva pas les yeux, mais esquissa un geste de puérile défense : il porta ses petits bras ronds et courts à la hauteur du visage et, en même temps, disparut. (11)

La présence invisible d’Unheimlich

La prolongation invisible d’Unheimlich dans ce récit inscrit sa présence dans son absence car même après sa disparition, cet être non-familier perdure dans la dimension du réel sous sa forme physiquement invisible et reste comme suspendu dans l’ambiance de la maison de Jean Ray. Il n’y a que Miss le chien, qui continue à le percevoir, comme s’il voulait pousser son maître à agir sur ce qui y restait :

L’instant d’après, Miss revint, tout joyeux ; mais tout au long de la soirée qui suivit, je remarquai que ses yeux étaient fixés sur la place derrière la table où le petit homme était apparu. (11)

Miss empêche la matérialisation du malheur

Comme on a vu, les apparitions de l’homme au foulard rouge opèrent dans ce récit comme des avertissements inexplicables qui se matérialisent tragiquement faisant connaître des évènements funestes avant que ceux-ci n'aient lieu. Toutefois, après cette troisième apparition, Jean Ray a échappé à une mort certaine grâce à l’intervention de son chien Miss :

Mais qu’ai-je dit en affirmant que rien de prémonitoire ne s’attachait à l’insolite venue de l’homme au foulard rouge ?

Le soir même, vaincu par la terrible chaleur qui se dégageait du poêle, je m’endormis. Je faillis être asphyxié par des émanations d’oxyde de carbone et ne dus la vie qu’à mon foxterrier qui me réveilla en me griffant le visage.

Mon sauveur à quatre pattes s’y prit même avec une frénésie telle que je gardai pendant des mois les traces de ses griffes et de son intervention ! (11)

Envahi par un sentiment d'appréhension, ce que Freud nomme Etwas schreckliches (quelque chose d’horrible), Jean Ray a compris qu’après la mort de Mlle Deltombe et l’accident fatal qu’avait entraîné le mari d’Élodie, c’était lui-même que cette créature spectrale prétendait emporter vers l’au-delà.

L’âge mûr : cadre de la quatrième apparition

À l'âge où l'on est libertin,

Pour boire un toast en un festin,

Un jour je soulevais mon verre.

En face de moi vint s'asseoir

Un convive vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Alfred de Musset (« La nuit de décembre »)

Parvenu à son âge mûr, Jean Ray n’a pas pu encore se débarrasser, à cette étape de sa vie, de la présence invisible, étrangement inquiétante, de son persécuteur secret et mystérieux qui errait, comme un hôte non-invité, dans la profondeur de sa pensée.

Mais si la rencontre avec cette apparition fugitive ne s’était encore répétée visiblement, on peut déduire que ce spectre y restait sous sa forme immatérielle comme une présence flottante qui rôdait autour du protagoniste. C’est ainsi que pour s’inscrire dans la dimension du réel et perpétuer son existence, l’homme au foulard rouge avait forcément besoin d’un intermédiaire humain, du protagoniste donc, qui en témoignerait, car sans la présence de ce dernier son existence se serait écroulée dans le néant. La participation du protagoniste se manifestant à travers ce rare mélange de contrariété et de curiosité obsessive envers cette créature, était essentielle à ce dernier pour lui assurer son existence. C’est, alors, pendant cette période de la vie de Jean Ray que son fantôme le visitera pour les deux dernières fois.

N’ayant pas d’identité claire, se baladant toujours entre la réalité et la fiction et se définissant par cette présence-absence, la construction de l’homme au foulard rouge, en tant qu’Autre, met en avant la distance qui le sépare du protagoniste. Alors, tant que cet être est perçu comme l’étranger, ou toute autre forme de différence, il restera pour Jean Ray une sorte d’intrus.

La braderie de Lille, située «im Ausland» et non pas «in der Heimat»

À l'opposé des visites précédentes dont leur cadre d’apparition avait été toujours le Heim du protagoniste ou bien les alentours de son « chez soi », cette fois-ci, qui d’ailleurs sera l’avant-dernière, l’homme au foulard rouge a émergé à l’étranger (Ausland), dans un lieu ouvert, à l’extérieur (Auswärts), au cours d’une journée de foire dans la braderie de Lille, un espace plein de personnes. Toutefois, la foule était tellement distraite, à ce moment-là, que personne ne s’en est aperçu sauf le protagoniste.

L’homme au foulard rouge réussit à éveiller, encore une fois, le sentiment d’Unheimlich chez le protagoniste, instaurant cette sorte de dynamique réciproque d’introjection et de projection, circulant entre l’intérieur et l’extérieur du protagoniste, entre le soi et l’autre. Jean Ray s’engage, à nouveau, à la quête obsessive de cette créature spectrale, intrigante et rusée, qui réapparaissait et qui semblait d’autant plus dangereuse et hostile qu’il avait tenté en vain deux fois de s’en débarrasser en la tuant :

La quatrième fois que je revis le fantôme – car à présent j’étais convaincu qu’il en était un – c’était au milieu d’une foule à la braderie de Lille. Je me sentis tirer par le bras et, me retournant, je le vis tout proche. Son visage était impassible et pourtant, bien que la vision fût fugitive entre toutes, je crus y découvrir de la peur, de la tristesse…

Un remous de la foule, très dense à ce moment, nous sépara. (11)

Le protagoniste s’acharne, alors, contre l’altérité insaisissable qui représentait son fantôme à lui, à qui il rattache, cette fois-ci, sa nature fantomatique et qu’il conçoit comme l’intrusion arbitraire d’un sujet envahisseur qui entrait en conflit avec son Moi. Après cette rencontre farouche avec l’Autre, le protagoniste devient de plus en plus pensif et se referme sur lui-même vis-à-vis les traces de cette créature dont la disparition, la dissimulation ou bien l’effacement étaient toujours les issues qu’il cherchait pour fixer son image dans la pensée du protagoniste et la faire perdurer dans le temps lorsqu’il ne se manifesterait plus sous sa forme réelle.

Matérialisant ainsi cette dialectique de la présence et de l’absence, cette créature insolite et ambiguë reliait chez elle au moins deux sentiments que le protagoniste a pu identifier malgré la vitesse de l’apparition et que lui-même avait déjà ressenties lors des apparitions de cet être : la peur et la tristesse.

La gare du Nord ou la dernière apparition «ins Ausland»

Une dernière apparition de l’homme au foulard rouge attendait encore le protagoniste. De la même manière qu’à Lille, cette nouvelle apparition a lieu à l’étranger, à Paris, lorsque Jean Ray venait d’Amsterdam. Mais cette fois, en plus d’être la dernière rencontre physique avec ce spectre, une évidence rationnelle semble s’en dégager : pour la première fois un témoin, le portefaix, l’avait vu, ce détail vient perturber encore plus le protagoniste, le replongeant dans les gouffres des raisonnements ambigus :

La même année, je descendis du rapide d’Amsterdam à la gare du Nord, à Paris. C’était vers le soir ; il y avait peu de monde. Un porteur se chargea de ma valise, et je me dirigeai vers la sortie. Tout à coup, le portefaix me tira par la manche.

— Je crois que ce monsieur vous appelle, dit-il.

Je me retournai : le fantôme était là, me faisant des signes. C’est-à-dire que je n’en vis que la fin, si signes il y eut. Il se figea dans une immobilité absolue et me regarda, tristement, peureusement.

— Tiens, dit le porteur, je ne le vois plus.

Je le voyais encore, mais l’instant d’après il n’était plus là. (11-12)

Comme lors de l’apparition précédente, la peur et la tristesse se dessinant dans le visage de son fantôme ont été les deux sentiments que le protagoniste a retenus dans sa mémoire. Perçu comme un antagoniste qui menaçait l’équilibre fragile de son Je, cette image de l’Autre incarne la source de tension dont le personnage essaie désespérément d’explorer afin d’identifier non seulement l’origine de cette commotion mais le rapport qui le liait à cette créature.

Alors, tout ce récit n’est finalement qu’une quête de l’Autre mais aussi le parcours d’un Je qui s’aperçoit de ce qui le lie et ce qui le sépare de l’Autre, et qu’il n’arrive jamais à bien clarifier les limites. Cette impuissance ne lui permettant pas de débrouiller le mystère de ce lien qui l’unissait à son fantôme qui le poursuivait depuis son enfance se traduit par une forme d’agressivité extériorisée contre cet être qui disparaissait toujours, juste au moment où il le percevait, mais aussi comme une sorte de frustration face à l’absence de repères le menant à l’essence de ce visiteur :

Je ne l’ai plus revu. Qui était-il ? Son visage ni son ensemble ne me disent rien, ne me rappellent rien. Que me voulait-il ? À tout prendre, plutôt du bien que du mal, à ce qu’il me semble. Pourtant une sourde, incompréhensible colère m’anime à son endroit, même encore dans les moments où j’écris ceci alors que tant d’années se sont écoulées depuis notre dernière rencontre. (12)

L’homme au foulard rouge a, ainsi, disparu à jamais physiquement de la vie du protagoniste qui ne pouvait plus le repérer ou le nommer, mais sa présence insaisissable s’est emparée aussitôt du corps, de l’espace et du temps de Jean Ray, demeurant chez lui plus présent que jamais d’autant plus qu’il était intrigué par le présage que sa présence annoncerait cette dernière fois comme les fois précédentes et qui pourtant on n’arrive jamais à connaître. Désormais, le protagoniste vivra un nouveau type d’expérience où l’émotion était liée non pas à une présence réelle, mais à la trace et à la disparition de ce spectre comme une forme qui interpellait ce qui sommeillait au plus profond de son être :

— Une forme plus ou moins tangible du subconscient, de votre moi cryptique, m’a dit le Père Oswald, un prêtre aux grandes connaissances psychiques.

Peut-être… le subconscient ayant joué un rôle assez important dans ma vie errante. (12)

Né d’un ailleurs peu définissable, cette entité qui figure presque comme un double qui cohabite avec le protagoniste, offusquera désormais le monde intérieur du protagoniste sous la forme de pensées obsédantes.

Façonné par le contact avec ce spectre tout au long de ses rencontres, Jean Ray parvient à développer, à cette étape de sa vie, la capacité de dialoguer avec l’image mentale de ce fantôme qui était son autre mais aussi son moi. Mais, ce dialogue ne peut refléter que l'ambivalence émergeante d’un rapport pouvant être conçu doublement : écho de lui-même, d’une part, comme semble le confirmer le titre du conte et qui le mène à son auto-observation, puis à se connaître à travers son propre reflet qui lui est renvoyé par cet homme au foulard rouge qui agissait comme un miroir ; et extérieur à lui, d’une autre part, Jean Ray n'a jamais pu développer la capacité à l’appréhender totalement dans son authenticité.

C’est de cette manière-là, que se tisse tantôt consciemment tantôt inconsciemment la dynamique intersubjective du couple Jean Ray et l’homme au foulard rouge et dans laquelle l’un comme l’autre coexistent ensemble, de façon asymétrique.

Conclusion

La présence énigmatique de l’homme au foulard rouge semble s’affirmer et se dévoiler dans ce récit par son interdépendance énigmatique qui le lie au protagoniste, si bien que le duo Heimlich-Unheimlich, dont parle Freud, se déploie nettement au cœur de cette histoire et illustre cette corrélation qui attribue à chacun d’eux les rôles, respectivement, du Je et de l’Autre ou bien du familier et de l’étrange sous une forme de mouvance constante qui permet l’échange de leurs fonctions.

À la fois antithétiques et complémentaires, Jean Ray et l’homme au foulard rouge s’arrangent dans un état de dépendance mutuelle qui se prolonge dans une sorte de transitionnalité identitaire. Cette transitionnalité se construit tout au long du cheminement identitaire du protagoniste, progressant ou recoulant tel que leurs rôles interchangeables les leur permettent. S’affrontant au point de bien délimiter leurs identités ou bien se rapprochant jusqu’à devenir des compléments, c’est ainsi que Jean Ray entrelace la dynamique intersubjective qu’il entretient avec son fantôme à lui et grâce à laquelle le narrateur s’expose au lecteur comme un sujet qui se débat entre sa mêmeté et son altérité.

Prolongation, peut-être, de l’existence même du protagoniste, à la fois réel et fictif, présent et absent, visible et invisible, déterminé et inconnu, ce petit homme au foulard rouge, dont on ne connaîtra jamais d’ailleurs le symbolisme de cet accessoire apparemment insignifiant et qui servait à le nommer et à l’identifier, s’inscrit dans ce récit comme l’expérience d’un dedans et d’un dehors. Prenant la forme d’un avertissement qui évoquait au protagoniste l’existence de quelque chose d’absent et d’imperceptible, son fantôme à lui, fonctionne dans la vie de Jean Ray comme l’expression visible d’une essence non visible qui par sa forte charge symbolique ne se séparera jamais de lui, étant capable de l’interpeller tout au long de sa vie, comme l’écrivain lui-même le confirme à la fin :

Mon fantôme à moi » m’a quitté depuis plus de trente ans, c’est-à-dire que, depuis, il ne s’est plus manifesté de façon tangible. Je n’irai pas pourtant jusqu’à prétendre que sa présence occulte à mes côtés soit supprimée. (4)


1 Recibido: 1 de diciembre de 2021; aceptado: 17 de febrero de 2022.

2 Escuela de Literatura y Ciencias del Lenguaje. https://orcid.org/0000-0001-7511-0755. Correo electrónico: juan.jimenezmurillo79@gmail.com

3 Jean Ray, Le livre des fantômes (1947) (Bruxelles : Éditions Gérard/Marabout, 1966) 4. Les numéros de pages seront placés entre parenthèses dans le texte.

4 Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », Freud S., L’Inquiétante étrangeté et autres textes (1919) Das Unheimliche und andere Texte, trad. de l’allemand par F. Cambon. (Paris : Gallimard, 2001) 213-214.

5 Freud, 51.

6 Sigmund Freud, « L’inquiétant », Œuvres complètes, vol. XV (Paris : Presses Universitaires de France, 2012) 26.

7 Sigmund Freud, « Le Malaise dans la culture (1929) », Œuvres Complètes, vol. XVIII, 1926-1930 (Paris: Presses Universitaires de France, 1994) 278.

8 Alfred Schütz, L’étranger (1944) (Paris: Allia, 2003) 38.

9 Freud (1996), 175.

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